dignes de mes Maitres ici, et dignes de vos louanges, ma dame, alors avec joie je viendrai, avec joie je vous servirai. »
De cette maniere il emplit de contentement tout le monde, a l’exception de Ged, qui joignit sa voix aux compliments, mais point son c?ur. « J’eusse pu faire mieux », se dit-il, ronge par une amere jalousie. Et toute la joie de la soiree en fut assombrie.
IV. L’OMBRE LIBEREE
Ce printemps-la, Ged n’eut que rarement le loisir de voir Vesce ou Jaspe ; car, etant maintenant sorciers, ils etudiaient en compagnie du Maitre Modeleur dans le secret du Bosquet Immanent. Ged demeura dans la Grande Maison pour se perfectionner aux cotes des Maitres dans toutes les disciplines pratiquees par les sorciers, ceux qui exercent la magie mais ne portent pas de baton : appeler le vent, changer le temps, trouver et lier, sans oublier l’art des forgeurs et des composeurs de sorts, des conteurs et des chantres, des gueritout et des herbeux. Et le soir, quand il etait seul dans sa cellule, une petite boule de lueur-de-feu au-dessus de son livre en guise de lampe ou de chandelle, il etudiait la Suite des Runes, ainsi que les Runes d’Ea, auxquelles font appel les Grands Sorts. Toutes ces sciences et facons lui venaient aisement, et la rumeur courait parmi les etudiants : tel ou tel Maitre avait dit que le jeune Gontois etait l’eleve le plus rapide qu’on eut jamais vu a Roke. Certains se mirent a repandre des legendes au sujet de l’otak, dont ils disaient qu’il etait un esprit deguise soufflant la sagesse a l’oreille de Ged ; d’autres allerent jusqu’a pretendre que le corbeau de l’Archimage avait accueilli Ged a son arrivee en l’appelant « futur Archimage ». Qu’ils crussent de telles histoires ou non, qu’ils aimassent Ged ou non, la plupart de ses compagnons l’admiraient et se montraient empresses a le suivre lorsque, empli d’une humeur rare et vivace, il se joignait a eux pour mener leurs jeux pendant les soirs de printemps, qui allaient s’allongeant. Mais le plus souvent il etait tout application, calme et fierte, et se tenait a part. Vesce absent, il ne comptait parmi eux aucun ami et ne ressentait pas le besoin d’en conquerir un.
A quinze ans, il etait encore bien jeune pour apprendre le moindre des Hauts Arts que pratiquent mages et sorciers, ceux qui portent le baton ; mais il apprenait si vite les arts d’illusion que le Maitre Changeur, lui-meme homme tres jeune, decida au bout de peu de temps de l’instruire a l’ecart des autres et de lui parler des veritables Sorts de Forme. Il lui expliqua pourquoi, si l’on veut vraiment changer une chose en une autre, il faut la renommer pendant toute la duree du sort, et il lui dit de quelle maniere cela affecte les noms et la nature des choses qui se trouvent autour de celle, qui est transformee. Il lui conta les perils de la transformation, avant tout lorsque le sorcier change lui-meme de forme, et s’expose donc ainsi a etre victime de son propre sort. Puis, petit a petit, entraine par l’excellente comprehension du garcon, le jeune Maitre fit plus que simplement lui parler de ces mysteres. Il commenca par lui apprendre un grand sort de Changement puis un autre, et finit par lui donner a etudier le Livre des Formes. Il fit cela sans en aviser l’Archimage, fort imprudemment mais sans mauvaise intention.
Ged travailla egalement avec le Maitre Appeleur, mais celui-ci etait un homme sombre, age et, endurci par la sorcellerie profonde et tenebreuse qu’il enseignait. Il delaissait les illusions et ne se consacrait qu’a la veritable magie : l’appel aux energies telles que la lumiere et la chaleur, la force qui anime l’aimant, celles que les hommes percoivent comme poids, forme, couleur et son, les puissances vraies tirees des gigantesques et insondables energies de l’univers, les forces que nul, par ses sorts ou ses gestes, ne peut epuiser ni desequilibrer. L’appel au vent du changeur du temps, l’appel aux eaux du maitre des mers, etaient deja connus de ses eleves, mais ce fut lui qui leur apprit pourquoi un authentique sorcier n’use de ces sorts qu’en cas de besoin, puisqu’en appelant ces forces de la terre, on change la terre dont elles sont une partie. « Pluie sur Roke peut etre secheresse a Osskil », disait-il, « et le calme au Lointain Est peut etre tempete et ravages a l’Ouest pour qui ne sait bien ce qu’il fait ».
Quant a l’appel des choses reelles et des personnes vivantes, quant aux invocations des esprits des morts et de l’Invisible, quant a tous ces sortileges qui sont l’art et le pouvoir supremes de l’Appeleur et du mage, il n’en dit que peu de chose. Une fois ou deux, Ged tenta de l’inciter a parler des mysteres de ce genre, mais le Maitre demeura muet et le regarda longuement, d’un air sombre.
Parfois, il devenait mal a l’aise en ?uvrant des sorts, meme mineurs que lui enseignait l’Appeleur. Il y avait a certaines pages du Livre de Savoir des runes qui lui semblaient familieres, bien qu’il ne put se rappeler dans quel livre il les avait deja lues. Il y avait dans les sorts d’Appel certaine phrase qu’il lui deplaisait de prononcer. Elle evoquait pour lui, l’espace d’un instant, des ombres dans une piece obscure, une porte fermee et ces ombres se glissant vers lui de l’encoignure de la porte. Alors, il s’empressait d’ecarter ces pensees ou souvenirs pour reprendre son travail. Il se disait que ces moments de terreur et de tenebres etaient les ombres de sa seule ignorance. Plus il apprendrait, moins il aurait a redouter, jusqu’au jour ou, devenu Sorcier et possesseur de sa pleine puissance, il n’aurait plus rien a craindre au monde, plus la moindre chose.
Dans le courant du second mois de cet ete-la, toute l’ecole se rassembla une fois de plus dans la Grande Maison afin de feter la Nuit de la Lune et le Long Bal, qui, cette annee, tombaient ensemble, formant deux nuits de rejouissances, ce qui n’arrive qu’une fois tous les cinquante-deux ans. Durant la premiere nuit tout entiere, la plus courte nuit de pleine lune de l’annee, on joua de la flute dans les champs, les ruelles de Suif s’emplirent de torches et de tambours et d’innombrables chants s’eleverent au-dessus des eaux de la baie de Roke, brillant sous les cieux clairs. Le lendemain, au lever du soleil, les Chantres de Roke se mirent a chanter la longue Geste d’Erreth-Akbe, qui conte la construction des tours blanches d’Havnor et les voyages d’Erreth-Akbe depuis l’Ancienne Ile, Ea, a travers tout l’Archipel et les Lointains jusqu’a ce qu’enfin, a l’extreme Lointain Ouest, au seuil de la Mer Ouverte, il eut rencontre le dragon Orm. Ses ossements dans son armure brisee gisent parmi ceux du dragon sur le rivage de Selidor la solitaire, mais son epee dressee au sommet de la plus haute tour d’Havnor rougeoie encore dans le soleil couchant au-dessus de la Mer du Centre. Le chant acheve, le Long Bal commenca. Gens du bourg, Maitres, eleves et fermiers tous ensemble, hommes et femmes, tout le monde dansa dans la chaude poussiere du crepuscule en descendant toutes les routes de Roke jusqu’aux plages, au rythme du tambour, au son des pipeaux et des flutes. Sous la lune, qui la veille etait pleine, ils danserent jusque dans la mer, et la musique se perdit dans le fracas des grosses vagues. Puis, quand l’orient s’eclaircit, ils quitterent les plages et remonterent les routes, sans battre le tambour ; seules jouaient maintenant les flutes douces et freles. Cette nuit- la, ainsi fit-on dans toutes les iles de l’Archipel : une seule danse, une seule musique, pour lier ensemble les terres divisees par les flots.
Lorsque le Long Bal fut termine, la plupart d’entre eux dormirent tout au long de la journee et se reunirent de nouveau au soir pour manger et boire. Un groupe de jeunes apprentis et sorciers avaient emporte leur souper du refectoire pour festoyer a leur maniere dans la cour de la Grande Maison. Vesce, Jaspe et Ged s’y trouvaient, ainsi que six ou sept autres, et quelques garcons deja liberes de la Tour Isolee, car la fete avait meme reussi a faire sortir Kurremkarmerruk. Ils se donnerent entierement a leur repas et a leurs rires, ne cessant de jouer des tours, par pure fantaisie ; il y avait tant de merveilles qu’on eut pu se croire a la cour d’un roi. Un jeune garcon avait illumine les lieux de cent etoiles de lueur-de-feu, chatoyantes comme des pierres precieuses, qui flottaient lentement entre eux et les veritables astres comme une procession ordonnee. Pendant ce temps, une paire d’eleves jouaient avec des boules de flamme verte et des quilles, qui bondissaient et s’eclipsaient juste avant l’arrivee de la boule. Quant a Vesce, il etait assis en tailleur et mangeait du poulet roti, suspendu au milieu des airs. L’un des plus jeunes garcons voulut le tirer au sol, mais Vesce se contenta de monter un tout petit peu plus haut, hors de sa portee, et il resta calmement assis, souriant. De temps a autre, il jetait un os de poulet, qui se transformait aussitot en hibou et s’en allait voletant et hululant parmi le rideau d’etoiles. Ged tira sur les hiboux des fleches en croute de pain et les abattit ; mais, en touchant le sol, hiboux et fleches redevinrent os et croutes, toute illusion enfuie. Ged tenta egalement de rejoindre Vesce au milieu de l’espace, mais ne possedant pas la cle du sort, il lui fallut battre des bras pour ne pas retomber a terre, et chacun eclata de rire en voyant ses tentatives malheureuses et ses gestes eperdus. Il poursuivit toutefois sa pitoyable prestation puisqu’elle avait le merite de faire rire ses compagnons, et il rit tout autant qu’eux ; car, apres ces deux longues nuits de danse, de lune, de musique et de magerie, il se sentait grise, ardent, pret a affronter tout ce qui pouvait se presenter.
Au bout d’un moment, il posa doucement les pieds a terre, juste a cote de Jaspe, et celui-ci, qui ne riait jamais ouvertement, s’eloigna en disant : « L’Epervier qui n’est pas capable de voler… »
— « Peut-etre Jaspe est-il une pierre precieuse ? » repliqua Ged, souriant. « O Joyau parmi les sorciers, o