Quand il se rendit compte que les faucons sauvages daignaient quitter les vents pour le rejoindre lorsqu’il les appelait par leur nom, et se posaient dans un vrombissement d’ailes sur son poignet, tels les oiseaux de chasse d’un prince, il eprouva un ardent desir de connaitre d’autres noms de ce genre, et s’en vint aussitot prier sa tante de lui apprendre le nom de l’epervier, celui de l’orfraie et celui de l’aigle. Pour gagner ces mots dispensateurs de pouvoirs, il fit tout ce que la sorciere lui demanda de faire et apprit tout ce qu’elle lui enseigna, bien que tout ne fut pas agreable a faire ou a connaitre.
A Gont existe un dicton qui dit :
Au debut, comme on peut s’y attendre de la part d’un enfant, tout le plaisir que lui procura l’art de la magie, il le trouva dans son emprise sur les oiseaux, les betes, et les connaissances qu’il acquit a leur sujet. Ce plaisir, d’ailleurs, l’accompagna durant toute sa vie.
L’apercevant si souvent dans les hauts paturages, un oiseau de proie proche de lui, les autres enfants l’appelerent Epervier ; il acquit ainsi ce nom, qu’il conserva plus tard comme nom usuel, lorsque son nom veritable etait encore inconnu.
Comme la sorciere continuait de parler de la gloire, des richesses et de l’immense puissance sur les hommes que pouvait conquerir un sorcier, il se mit en devoir d’apprendre d’autres aspects de cette utile science, et s’attela immediatement a l’ouvrage. L’ensorceleuse le felicita, les enfants du village se mirent a le craindre et lui-meme ne douta point qu’un avenir fort riche le verrait devenir grand parmi les hommes. Cheminant donc ainsi de mot en mot et de sort en sort, avec l’aide de la sorciere, jusqu’a l’age de douze ans, il finit par savoir une grande partie de ce qu’elle savait elle-meme : c’etait peu, mais suffisamment pour la sorciere d’un petit bourg, et plus qu’assez pour un enfant de douze ans. Elle lui avait inculque toutes ses connaissances en plantes medicinales, tout ce qu’elle savait des arts employes pour trouver, pour lier, pour reparer, pour desceller et pour reveler. Elle lui avait chante ce qu’elle savait des complaintes des trouveres et des grandes Gestes ; et tous les mots du Vrai Langage qu’elle avait appris de la bouche d’un sorcier, elle les repeta a Dan. En outre, plusieurs changeurs de temps et jongleurs ambulants qui se deplacaient de hameau en hameau entre le Val du Nord et la Foret Orientale lui avaient appris divers tours et plaisanteries, et des sorts d’illusion. Et c’est par l’un de ces sortileges frivoles qu’il prouva pour la premiere fois l’immense pouvoir qui se trouvait en lui.
L’Empire kargade etait puissant, a cette epoque. Il s’agit de quatre vastes contrees sises entre les Lointains Nord et Est : Karego-At, Atuan, Hur-at-Hur et Atnini. La langue qu’on y parle ne ressemble a aucune de celles pratiquees dans l’Archipel ou les autres Lointains, et le peuple qui y vit est un peuple sauvage a la peau blanche et aux cheveux jaunes, un peuple farouche qui aime la vue du sang et l’odeur des villages en flammes. L’annee precedente, ils avaient attaque les Torikles et la puissante ile de Torheven, massant leurs flottes de vaisseaux aux voiles rouges. La nouvelle parvint bien a Gont, plus au nord ; mais les Seigneurs de Gont, trop occupes par leur piraterie, ne s’interessaient guere aux infortunes des autres pays. Ce fut ensuite le tour de Spevie qui, tombant aux mains des Kargues, fut pillee et saccagee, et dont les habitants furent pris comme esclaves ; aujourd’hui encore cette ile n’est qu’un amas de ruines. Dans leur soif de conquete, les Kargues peu apres firent voile vers Gont a bord d’une trentaine de longs vaisseaux impressionnants. Parvenus au Port de l’Est, ils attaquerent la ville, s’en rendirent maitres et l’incendierent ; puis, laissant leurs navires sous garde a l’embouchure de l’Ar, ils remonterent le Val en mettant la region a feu et a sang, n’epargnant ni betes ni gens. Au fil de leur progression, ils se separaient en hordes, et chacune de ces hordes penetrait ou bon lui semblait. Des paysans en fuite donnerent l’alerte aux villages des hauteurs, et bientot les habitants de Dix-Aulnes virent de la fumee obscurcir le ciel vers l’est. Ceux qui ce soir-la gravirent la Haute Chute virent en contrebas le Val embrume et rougi par les incendies ; on avait change en brasiers les champs prets pour la moisson et les vergers ou les fruits rotissaient sur leurs tiges embrasees. Partout, granges et fermes n’etaient plus que ruines.
Certains villageois s’enfuirent de leurs ravins pour chercher refuge dans la foret ; d’autres se preparerent a combattre pour leur vie, mais quelques-uns se contenterent de rester sur place a se lamenter. Parmi les fugitifs se trouvait la sorciere, qui elut pour abri une grotte de la Cote de Caperdigne, dont elle scella l’entree au moyen de force sorts. Le pere de Dan, le fondeur de bronze, fut l’un de ceux qui resterent, car il refusa d’abandonner le creuset et la forge ou il avait travaille cinquante annees durant. Il passa la nuit entiere a battre le metal qui lui restait pour fabriquer des pointes de lances ; les autres, au fur et a mesure, fixaient ces pointes aux manches de houes et de rateaux, ne disposant point du temps necessaire pour les assujettir correctement. Jusqu’alors, le village n’avait pas possede d’armes, a l’exception des arcs et coutelas destines a la chasse, car les montagnards de Gont n’aiment pas la guerre ; ils ne sont pas reputes pour etre des soldats, mais des voleurs de chevres, des pirates des mers et des magiciens.
Au lever du soleil apparut un epais brouillard blanc, comme souvent, les matins d’automne, sur les hauteurs de l’ile. Pres de leurs cabanes et leurs maisons, dans les ruelles de Dix-Aulnes, les villageois, sans savoir si les Kargues etaient proches ou lointains, attendirent, armes de leurs arcs et des lances qu’ils venaient de forger, tous silencieux, tentant de percer le brouillard qui leur dissimulait formes, distances et dangers.
Parmi eux se trouvait Dan. Toute la nuit il avait travaille a la forge, ouvrant et fermant le long soufflet en peau de chevre qui nourrissait d’air le foyer. Mais maintenant, apres avoir ?uvre de la sorte, ses bras tremblaient tellement et lui faisaient si mal qu’il etait incapable de pointer le javelot qu’il avait choisi. Il ne voyait pas comment il pourrait combattre, etre d’un quelconque secours aux villageois, voire meme etre l’artisan de son propre salut. Son c?ur souffrit la torture a la pensee qu’il lui faudrait perir si jeune sur une lance kargue et partir pour le pays des tenebres sans meme connaitre son nom secret, son vrai nom d’homme. Il abaissa les yeux sur ses maigres bras, humides dans la brume matinale, et reporta sa fureur sur sa faiblesse ; car par ailleurs il connaissait ses points forts. Le pouvoir residait en lui, s’il savait en faire usage ; il se mit a songer a tous les sorts qu’il avait emmagasines, en quete d’un procede pouvant donner a ses compagnons et a lui-meme un avantage, ou tout au moins une chance. Mais la necessite seule ne suffit point a liberer un pouvoir ; indispensable se revele le savoir.
A present le brouillard s’effilochait a la chaleur du soleil denude qui brillait au-dessus du pic dans le ciel vif. Tandis que les brumes s’ecartelaient en longues traines et en fumerolles fugaces, les villageois apercurent une horde de guerriers lances a l’assaut de la montagne. Ils etaient proteges par des heaumes de bronze, des jambieres, des plastrons de cuir epais ainsi que des boucliers de bois et de bronze, et etaient armes d’epees, et de la longue lance kargade. Comme un mince serpent clinquant, ils remontaient la berge escarpee de l’Ar, suffisamment proches pour qu’on vit leurs visages blancs et percut les mots de jargon qu’ils se lancaient l’un l’autre. Cette horde d’envahisseurs comptait une centaine d’hommes environ, ce qui est peu ; mais, au village, il n’y avait que dix-huit hommes et adolescents.
Mais la necessite finit par faire surgir le savoir : Dan, voyant le brouillard deriver et s’amenuiser sur le chemin des Kargues, entrevit le sort qui pouvait convenir. Un vieux changeur de temps du Val desireux de prendre l’enfant a son service lui avait enseigne plusieurs charmes. L’un de ces tours s’appelait la mise en brouillard, un sort-lieur qui rassemble les brumes en un endroit pendant un certain temps ; grace a cela, un magicien doue en illusion peut modeler ce brouillard pour produire des semblants de spectres qui tiennent quelque temps, puis s’evanouissent. Ceci n’entrait pas dans les capacites de Dan, mais son intention etait differente, et il eut la force de mener le sortilege vers ses propres fins. Rapidement, a haute voix, il nomma les lieux et limites du village, puis enonca le charme de mise en brouillard tout en y glissant les mots d’un sort de dissimulation ; et enfin il cria le mot destine a faire operer la magie.
A l’instant meme son pere survint derriere lui, et lui porta sur le cote de la tete un rude coup qui le fit choir. « Tais-toi, idiot ! Ferme donc ta bouche de bon a rien et cache-toi si tu n’es pas capable de te battre ! »