bottes et s’asseyait en silence pres du feu. Et le long mutisme attentif du mage emplissait la piece comme il emplissait l’esprit de Ged, au point que celui-ci parfois avait l’impression d’avoir oublie la sonorite des mots ; alors, quand Ogion finissait par parler, il semblait qu’il eut, a cet instant et pour la premiere fois, invente le langage. Cependant ses paroles ne recelaient point de grands sujets, mais se rapportaient uniquement a des choses simples, au pain, a l’eau, au temps ou au sommeil.

Des le printemps, un printemps vif et empresse, Ogion envoya souvent Ged cueillir des herbes dans les paturages au-dessus de Re Albi en lui recommandant d’y consacrer tout le temps qu’il lui conviendrait et en lui donnant la liberte de passer toute la journee a se promener le long des torrents grossis par les pluies, a travers les bois et les champs verts et ensoleilles. Chaque fois, Ged etait ravi de s’en aller, pour ne revenir qu’a la tombee de la nuit, mais il n’oubliait pas completement les herbes. Tout en grimpant et en errant, il ouvrait l’?il pour les chercher et en rapportait toujours une certaine quantite. Il trouva entre deux torrents un pre ou poussait en abondance la fleur que l’on nomme minerve blanche, et comme cette plante est rare et tres prisee des guerisseurs, il revint au meme endroit le lendemain. Quelqu’un d’autre s’y trouvait avant lui, une jeune fille qu’il connaissait de vue : c’etait la fille du vieux Seigneur de Re Albi. De lui-meme, il ne lui aurait pas adresse la parole, mais c’est elle qui vint a lui en le saluant aimablement : « Je te connais, tu es Epervier, le disciple de notre mage. J’aimerais que tu me parles de sorcellerie ! »

Il baissa les yeux vers les fleurs blanches qui frolaient sa robe tout aussi blanche ; timide et renfrogne tout d’abord, il repondit a peine. Mais elle continua de parler ouvertement, sans aucune gene, le mettant peu a peu a l’aise. A peu pres de son age, elle etait grande et tres pale – sa peau etait presque blanche. On disait au village que sa mere etait d’Osskil ou de quelque autre terre etrangere. Sa longue chevelure tombait comme une cascade d’eau noire. Ged la trouvait tres laide ; mais, a mesure qu’ils discutaient, Ged eprouva le desir de lui plaire et de gagner son admiration. Elle lui fit conter toute l’histoire de ses charmes de mise en brouillard, qui avaient defait les guerriers kargues, tendant l’oreille comme si elle eut ete remplie d’etonnement et d’admiration, mais sans lui adresser cependant la moindre louange. Et bientot elle passa a un autre sujet : « Sais-tu faire venir a toi les oiseaux et les betes ? » lui demanda-t-elle.

— « Oui », repondit Ged.

Il savait qu’il y avait un nid de faucon sur les hauteurs au-dessus du pre, et il appela par son nom l’oiseau. Celui-ci vint, mais refusa de se poser sur son poignet, assurement effarouche par la presence de la jeune fille. Il poussa un cri, battit l’air de ses larges ailes et s’eleva dans le vent.

— « Comment appelles-tu ce genre de charme, qui fait venir les faucons ? »

— « Un sort d’Appel. »

— « Peux-tu egalement faire venir a toi les esprits des morts ? »

Il pensa qu’elle voulait par cette question se moquer de lui parce que le faucon n’avait pas totalement obei a sa requete. Il ne voulait pas qu’elle se gausse de lui. « Je le pourrais si je le voulais », lui repondit-il d’une voix calme.

— « N’est-il pas tres difficile et tres dangereux d’appeler un esprit ? »

— « Difficile, oui. Dangereux ? » Il haussa les epaules.

Cette fois, il fut pratiquement certain que les yeux de la jeune fille brillaient d’admiration.

— « Sais-tu jeter un charme d’Amour ? »

— « Cela n’a rien de magistral. »

— « Tu as raison », lui dit-elle, « n’importe quelle sorciere de village sait le faire. Sais-tu jeter des sorts de Changement ? Peux-tu changer de forme toi-meme, comme le font les sorciers, a ce qu’il parait ? »

Une fois de plus, il ne put distinguer si elle posait la question pour se moquer de lui, et repondit donc : « Je le pourrais si je le voulais. »

Elle se mit a insister pour qu’il se transforme en quelque chose qui lui plairait – en aigle, en taureau, en feu, en arbre. Il se tira d’affaire avec quelques mots brefs et mysterieux qu’employait son maitre ; mais il ne savait trop comment refuser nettement quand elle l’exhortait ainsi ; il ignorait en outre s’il croyait ou non a ce dont il se vantait. Il la quitta donc en pretextant que le mage son maitre l’attendait chez lui, et il ne revint pas au pre le lendemain. Pourtant, le jour suivant, il y retourna en se disant qu’il lui fallait cueillir davantage de fleurs pendant qu’elles etaient epanouies. Elle s’y trouvait egalement, et ils marcherent cote a cote dans les herbes marecageuses, deracinant les epaisses minerves blanches. Le soleil printanier brillait, et elle lui parlait aussi gaiement qu’une chevriere de son propre village. Elle lui posa de nouvelles questions sur la magie et la sorcellerie, ecarquillant les yeux d’attention chaque fois qu’il lui repondait, de sorte qu’une fois de plus il se laissa aller a la vantardise. Ensuite elle lui demanda s’il voulait bien produire un sort de Changement ; et, lorsqu’il se deroba, elle le regarda en ecartant de son visage sa noire chevelure et lui dit : « Aurais-tu peur de le faire ? »

— « Non, je n’ai pas peur. »

Elle eut alors un sourire legerement dedaigneux et dit : « Peut-etre es-tu trop jeune. »

C’etait plus qu’il n’en pouvait supporter. Il devint taciturne, mais resolut de faire ses preuves devant elle.

Il lui declara qu’elle pouvait revenir au pre le lendemain si elle le voulait et prit conge d’elle, puis rentra a la maison alors que son maitre etait encore au-dehors. Il alla tout droit a l’etagere pour y prendre les deux Livres de Savoir qu’Ogion n’avait encore jamais ouverts en sa presence.

Il cherchait une formule pour se transformer, mais, etant encore lent a lire les runes et comprenant peu de ce qu’il lisait, il ne parvenait pas a trouver ce qu’il voulait. Ces livres etaient tres anciens, car Ogion les tenait de son maitre a lui, Heleth l’Avise, et Heleth de son maitre le Mage de Perregal, et ainsi de suite depuis les temps mythiques. L’ecriture etait petite, etrange, surchargee et entrelignee par nombre de mains, des mains qui a present etaient poussiere. Toutefois, de loin en loin Ged comprenait une partie de ce qu’il s’efforcait de lire et, ayant toujours a l’esprit les questions de la jeune fille et ses sarcasmes, il s’arreta a la page portant la formule destinee a invoquer les esprits des morts.

Tandis qu’il la lisait en dechiffrant un par un runes et symboles, un sentiment d’horreur le submergea soudain. Mais ses yeux etaient figes, et il ne put les relever avant d’avoir lu toute la formule.

Alors, levant la tete, il vit qu’il faisait nuit a l’interieur de la maison ; il avait lu sans la moindre lumiere, dans l’obscurite. Lorsqu’il abaissait maintenant le regard sur le livre, il ne voyait plus les runes. Pourtant l’horreur s’emparait toujours davantage de lui et semblait le ligoter a sa chaise. Il avait froid. Lancant un regard par-dessus son epaule, il vit que quelque chose etait tapi pres de la porte fermee, une informe tache d’ombre plus noire que la nuit. Cela semblait s’avancer, murmurer et s’adresser a lui en chuchotant : mais les mots lui etaient etrangers.

La porte s’ouvrit alors violemment, et entra un homme autour duquel brulait une lumiere blanche ; une grande et vive silhouette qui brusquement parla d’une voix forte, rude et farouche. Les murmures cesserent et les tenebres furent dissipees.

L’horreur quitta Ged, mais celui-ci restait mortellement terrifie, car c’etait Ogion le Mage qui se tenait dans l’embrasure de la porte au milieu d’une vive lumiere, tandis que dans sa main le baton de chene brulait d’un feu blanc.

Sans dire un mot, le mage passa pres de Ged, alluma la lampe et alla remettre les livres sur leur etagere. Puis, se tournant vers le garcon, il lui dit : « Tu ne prononceras jamais cette formule qu’au peril de ton pouvoir et de ta vie. Etait-ce pour cette formule que tu as ouvert les livres ? »

— « Non, Maitre », murmura l’enfant, et avec honte il avoua a Ogion ce qu’il recherchait, et pour quelle raison.

— « Tu ne te souviens donc pas de ce que je t’ai dit, que la mere de cette jeune fille, l’epouse du Seigneur, est une enchanteresse ? »

Ogion avait bel et bien dit cela, mais Ged n’y avait guere prete attention, quoiqu’il sut maintenant qu’Ogion ne lui disait jamais rien sans avoir de bonnes raisons de le faire.

— « La fille elle-meme est deja a moitie sorciere. Peut-etre est-ce la mere qui l’a envoyee te parler. Peut- etre est-ce elle qui a ouvert le livre a la page que tu as lue. Les puissances qu’elle sert ne sont pas les memes que les miennes ; j’ignore ce qu’elle veut, mais je sais qu’elle ne me veut pas de bien. Ged, ecoute-moi a present. N’as-tu jamais songe qu’autour du pouvoir, il doit y avoir autant de danger que d’ombre autour de la lumiere ? Cette magie n’est pas un jeu que nous jouons pour le plaisir ou pour la gloire. Pense bien a ceci : chaque mot, chaque geste de notre Art est prononce et accompli soit pour le Bien, soit pour le Mal. Avant de parler ou d’agir, il faut connaitre le prix a payer ! »

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