des balles de peaux en provenance des iles nordiques, contempla les etoiles du printemps au-dessus des eaux du port, les fragiles lueurs jaunes de la Cite a la poupe, puis il s’endormit et se reveilla empli de joie. Le changement de maree eut lieu avant l’aube. Ils hisserent l’ancre et glisserent entre les Falaises Fortifiees en ramant doucement. Tandis que le soleil rougissait deja derriere eux la Montagne de Gont, ils deployerent la voile haute et mirent le cap au sud-ouest sur les flots de la Mer Gontoise.
Entre Barnisk et Torheven, ils naviguerent avec un vent leger et apercurent bientot Havnor la Grande Ile, c?ur et foyer de l’Archipel. Trois jours durant, ils virent les vertes collines d’Havnor en longeant la cote orientale, sans gagner le rivage. Ged devrait encore attendre des annees avant de poser le pied sur cette terre ou voir les blanches tours du Grand Port d’Havnor au centre du monde.
Ils passerent une nuit a Kambrebourg, le port septentrional de l’ile de Wey, et la suivante dans une petite ville a l’entree de la baie de Felkwey ; le lendemain enfin ils doublerent le cap nord d’O et penetrerent dans le detroit d’Ebavnor. La, ils amenerent la voile et mirent a la rame ; ils avaient des deux cotes la terre, et se trouvaient toujours a portee de voix d’autres navires, petits et grands, marchands ou transporteurs et dont certains revenaient des Lointains avec d’etranges cargaisons apres un voyage de plusieurs annees, tandis que d’autres sautaient d’ile en ile comme des etourneaux sans quitter la Mer du Centre. Mettant ensuite le cap au sud pour sortir du detroit encombre, ils laisserent Havnor dans leur sillage et s’engagerent entre les deux belles iles d’Ilien et d’Ark que dominaient des villes en surplomb, puis, a travers pluies et vents, ils penetrerent dans la Mer du Centre en direction de l’ile de Roke.
Au cours de la nuit, comme le vent fraichissait en tempete, ils amenerent les voiles et ramerent durant toute la journee du lendemain. Le long navire se tenait bien et avancait vaillamment sur les flots, mais a la poupe le timonier qui man?uvrait l’immense barre franche regardait la pluie qui martelait la mer et ne distinguait rien d’autre. Ils maintenaient le cap au sud-ouest grace a la boussole, sachant donc ou ils allaient mais ignorant quelles eaux ils franchissaient. Ged entendait les hommes parler des hauts fonds au nord de Roke, et des Roches Borilles a l’est ; d’autres affirmaient qu’ils etaient peut-etre a present sortis de leur route, que le vaisseau naviguait peut- etre dans les eaux vides au sud de Kamery. Mais le vent continuait a forcir, dechirant la frange des enormes vagues en lambeaux d’ecume qui s’eparpillaient, et les hommes ne cessaient de ramer, cap au sud-ouest et vent en poupe. Les tours de rames furent multiplies, car la tache etait dure ; on assigna les jeunes aux rames par deux, et Ged fit son travail comme les autres, ainsi qu’il l’avait fait depuis son depart de Gont. Lorsqu’ils ne ramaient pas, ils ecopaient, car les vagues balayaient abondamment le navire. Ils peinaient ainsi au milieu des vagues qui couraient comme des montagnes fumantes sous le vent, tandis que la pluie frappait et gelait leur dos et qu’au milieu du fracas de la tempete les coups de tambour grondaient comme des battements de c?ur.
Un homme vint prendre la place de Ged a la rame et l’expedia aupres du capitaine, au bossoir. La cape de celui-ci degoulinait de pluie, mais il se tenait sur sa piece de bois aussi solidement qu’une barrique de vin ; il abaissa les yeux vers Ged pour lui demander : « Peux-tu abattre ce vent, garcon ? »
— « Non, maitre. »
— « Sais-tu manier l’acier ? »
Il voulait savoir par la si Ged etait capable de faire en sorte que l’aiguille du compas indique le chemin de Roke, que l’aimant cesse de suivre le nord pour se plier a leurs besoins. Cet art appartient aux secrets des Maitres Marins, et Ged dut repondre non une fois de plus.
— « Eh bien, dans ce cas », mugit le capitaine au milieu du vent et de la pluie, « il te faudra trouver a Horteville un bateau qui te ramene a Roke. Roke doit se trouver a l’ouest de nous, maintenant, et seule la magie pourrait nous y mener avec cette mer. Il faut que nous gardions le cap au sud ».
Voila qui ne plaisait pas a Ged car il avait entendu les marins parler d’Horteville, ce lieu sans loi qui abritait d’immondes trafics, ou l’on enlevait souvent des hommes pour les vendre comme esclaves au Lointain Sud. Il revint a sa place et se mit a ramer avec son compagnon, un solide gars des Andrades. Il entendait le tambour battre la cadence, voyait la lanterne de poupe ballotee par le vent et reduite a un point lumineux pris dans la tourmente, alors que la pluie lacerait le crepuscule. Il tendait son regard vers l’ouest aussi souvent que lui permettait le lourd rythme de la rame. Et alors que le navire s’elevait sur la crete d’une vague, il entrevit un court instant une lueur entre les nuages, au-dessus de l’eau noire et fumante ; c’eut pu etre un rayon tardif du soleil couchant, mais cette lueur etait vive, elle n’avait rien d’un rougeoiement.
Bien que son compagnon de rame n’eut rien apercu, Ged clama sa decouverte. Le timonier parvint a distinguer cette lueur a la faveur des vagues immenses, mais il cria a Ged que ce n’etait que le couchant. Alors Ged demanda a l’un des marins qui ecopaient de prendre une minute sa place sur le banc, puis il se fraya un chemin dans la travee centrale encombree et, parvenu a la figure de proue, a laquelle il s’agrippa pour ne pas passer par-dessus bord, il hurla au capitaine : « Maitre ! cette lumiere a l’ouest, c’est l’ile de Roke ! »
— « Je n’ai pas vu de lumiere », mugit en reponse le capitaine ; mais, tandis qu’il parlait, Ged, bras tendu, pointa le doigt, et chacun put clairement apercevoir a l’ouest la lumiere en question, au-dessus des vapeurs tumultueuses de l’ocean.
Non pour exaucer le souhait de son passager, mais pour sauver son navire du peril de la tempete, le capitaine ordonna au timonier de mettre le cap a l’ouest, droit sur la lumiere. Cependant il declara a Ged : « Mon garcon, tu parles comme un Maitre des Mers, mais je t’assure que si tu nous fais faire fausse route par ce temps, je te jetterai par-dessus bord et tu iras a Roke a la nage ! »
Desormais, au lieu d’etre poursuivis par la tempete, il leur fallait ramer avec un vent de travers, et la tache etait malaisee ; les vagues qui frappaient le flanc du vaisseau le poussaient continuellement au sud de sa nouvelle route, le secouaient et le remplissaient d’eau. Il fallait ecoper sans cesse, et les rameurs devaient prendre garde car le roulis du navire risquait de sortir les rames de l’eau, renversant les hommes parmi les bancs. Il faisait presque nuit sous les nuages menacants, mais de temps a autre les marins discernaient la lumiere a l’ouest, ce qui leur permettait de maintenir grossierement le cap. Puis le vent finit par mollir un peu, et la lumiere s’elargit devant eux. Ils continuerent de ramer, et soudain on eut dit qu’ils avaient franchi un rideau ; en l’espace d’un coup de rames ils emergerent de la tourmente et penetrerent dans une poche de quietude ou la clarte crepusculaire faisait luire le ciel comme la mer. Au-dessus des vagues couronnees d’ecume, ils apercurent un mont vert tres haut mais peu eloigne, au pied duquel se trouvait une ville batie dans une petite baie ou une flottille de bateaux dormait paisiblement a l’ancre.
Le timonier appuye sur sa longue barre tourna la tete et lanca : « Maitre ! Est-ce bien la la terre ferme, ou n’est-ce que sorcellerie ? »
— « Tiens donc le cap, espece de tete de bois ! Souquez ferme, fils d’esclaves ramollis ! C’est la Baie de Suif et c’est le Tertre de Roke, comme n’importe quel imbecile peut le voir ! Souquez dur ! »
Et donc, au rythme du tambour, ils ramerent peniblement jusqu’a la baie. Tout etait calme. Ils entendaient les voix des habitants de la ville, le son d’une cloche, et ne percevaient qu’a peine, au loin, le sifflement et la rumeur de la tempete. A quelque deux kilometres de cette ile, au nord, a l’est, ainsi qu’au sud, apparaissaient de sombres et lourds nuages, mais au-dessus de Roke les etoiles surgissaient maintenant une a une dans des cieux paisibles et cristallins.
III. L’ECOLE DES SORCIERS
Ged passa la nuit a bord de l’