Emporte par sa honte, Ged s’ecria : « Comment puis-je savoir ces choses, quand vous ne m’enseignez rien ? Depuis que je vis avec vous, je n’ai rien fait, je n’ai rien vu… »

— « Maintenant tu as vu quelque chose », repliqua le mage. « Dans l’obscurite, pres de la porte, lorsque je suis entre. »

Ged demeura silencieux.

Ogion se mit a genoux pour allumer un feu dans l’atre, car le froid regnait dans la maison. Puis, sans se relever, il dit d’une voix paisible : « Ged, mon jeune faucon, tu n’es pas lie a moi, ou a mon service. Ce n’est pas toi qui es venu a moi, mais moi qui suis venu te chercher. Tu es tres jeune pour faire ce choix, mais je ne puis le faire pour toi. Si tel est ton desir, je t’enverrai a l’Ile de Roke, ou l’on enseigne tous les grands arts. Tu apprendras tout ce que tu as resolu d’apprendre, car ton pouvoir est grand. Plus grand meme que ton orgueil, je l’espere. J’aimerais te garder ici avec moi, car ce que j’ai est ce dont tu as besoin, mais je ne veux pas te retenir contre ton gre. A present, choisis entre Re Albi et Roke. »

Ged resta abasourdi, le c?ur petrifie. Il avait fini par aimer cet homme, Ogion, qui l’avait gueri en le touchant du doigt, et qui ne connaissait pas la colere : il l’aimait ; et cela, il l’avait jusqu’alors ignore. Il regarda le baton de chene appuye au mur dans le coin de la cheminee, se rappelant son flamboiement, qui avait chasse le mal de l’obscurite, et il eprouva le desir de rester aupres d’Ogion pour sillonner longtemps les forets en apprenant a etre silencieux. Mais d’autres souhaits ardents brulaient en lui, impossibles a etouffer : la soif de gloire, la faim d’agir. Pour parvenir a la Maitrise, c’etait une bien longue route que celle d’Ogion, un sentier bien lent a suivre, alors qu’il pouvait immediatement faire voile avant les grands vents marins jusqu’a la Mer du Centre, jusqu’a l’Ile des Sages, ou l’air etait eclairci par les enchantements et ou les Archimages se promenaient au milieu des charmes.

« Maitre, dit-il, je veux aller a Roke. »

C’est ainsi que quelques jours plus tard, sous le soleil d’un matin printanier, Ogion l’accompagna sur la route escarpee et longue de vingt-cinq kilometres qui de la Corniche menait au Grand Port de Gont. La, aux portes de terre, entre les dragons sculptes, les gardes s’agenouillerent a la vue du mage, l’epee nue, et lui souhaiterent la bienvenue. Ils le connaissaient et lui rendaient honneur sur l’ordre du Prince ainsi que de leur propre chef, car dix ans auparavant Ogion avait sauve la cite d’un tremblement de terre qui eut ebranle les tours des riches et comble d’avalanches la passe des Falaises Fortifiees. Il avait parle a la Montagne de Gont pour la calmer et apaise les precipices tremblants de la Corniche comme on tranquillise un animal terrifie ; Ged en avait entendu parler, et maintenant, dans sa surprise de voir les gardes armes mettre genou a terre devant son paisible maitre, il s’en souvenait. Il eut un regard, presque de crainte, vers cet homme qui avait maitrise un tremblement de terre ; mais le visage d’Ogion etait toujours aussi impassible.

Ils descendirent vers les quais, ou le Maitre du Port vint en se hatant souhaiter la bienvenue a Ogion et lui demander ce qui pouvait etre fait pour son service. Le mage le lui dit, et l’homme designa aussitot un vaisseau en partance pour la Mer du Centre, a bord duquel Ged pourrait embarquer comme passager. « Ou ils le prendront comme poussevent », ajouta-t-il, « s’il possede le don. Ils n’ont pas de faiseur de temps a bord. »

— « Il a un certain talent en ce qui concerne la brume et le brouillard, mais aucun avec les vents marins », repondit le mage en posant legerement sa main sur l’epaule de Ged. « Ne tente aucun tour avec la mer ou les vents de la mer, Epervier ; tu es encore un homme des terres. Maitre du Port, quel est le nom du navire ? »

— « Ombre, des Andrades, en partance pour Horteville avec une cargaison de fourrures et d’ivoires. Un bon vaisseau, Maitre Ogion. »

Le visage du mage s’assombrit lorsqu’il entendit le nom du navire, mais il dit : « Qu’il en soit ainsi. Remets ce mot au Gardien de l’Ecole a Roke, Epervier. Que les vents te soient favorables ! Adieu ! »

Et ils se separerent sans autre forme de ceremonie. Le mage fit demi-tour et s’en fut par la rue qui remontait des quais. Ged, desempare, regarda son maitre disparaitre.

« Suis-moi, mon garcon », dit le Maitre du Port en l’entrainant vers l’embarcadere ou l’Ombre se preparait a larguer ses amarres.

Il pourrait sembler curieux que, sur une ile large de quelque quatre-vingts kilometres, dans un village surplombe par des hauteurs qui contemplent la mer infinie, un enfant puisse atteindre l’age adulte sans avoir pose le pied sur un bateau ou trempe son doigt dans l’eau salee ; mais c’est pourtant ainsi. Fermier, chevrier, vacher, chasseur ou artisan, l’homme de la terre considere l’ocean comme un royaume sale et instable qui n’a absolument rien a voir avec lui. Le village situe a deux jours de marche de son propre village est un pays etranger, et l’ile qui se trouve a une journee de voile de sa propre ile n’est qu’une legende : a ses yeux, les monts brumeux qu’il distingue de l’autre cote de l’eau n’ont rien de la solidite du sol sur lequel il marche.

Ainsi, pour Ged, qui n’etait jamais descendu des hauteurs, le Port de Gont etait un endroit impressionnant et merveilleux, avec les immenses maisons et les tours de pierre taillee, les quais, les embarcaderes, les bassins et les mouillages, le port lui-meme, ou pres de cinquante vaisseaux et galeres tanguaient a quai ou gisaient, hales et retournes si on les radoubait, ou encore patientaient dans la rade, a l’ancre, voiles ferlees et sabords clos, les marins s’interpellant dans d’etranges dialectes, les debardeurs lourdement charges se hatant parmi barils, caisses, glenes de cordes et amas de rames, les marchands barbus portant fourrure qui conversaient paisiblement en surveillant leur pas sur les pierres gluantes dominant les flots, les pecheurs dechargeant leurs prises, les careneurs qui frappaient, les charpentiers qui martelaient, les vendeurs de palourdes qui chantaient et les capitaines qui gueulaient, et derriere tout cela le silence de la baie ensoleillee. L’?il, l’oreille et l’esprit emerveilles, il suivit le Maitre du Port jusqu’au large quai contre lequel l’Ombre etait solidement amarre ; il fut presente au capitaine du vaisseau.

Peu de mots furent necessaires pour que le maitre du navire accepte de prendre Ged comme passager jusqu’a Roke, puisque c’etait un mage qui en faisait la demande, et le Maitre du Port laissa le garcon en sa compagnie. Le capitaine de l’Ombre etait un homme gras et corpulent vetu d’une cape pourpre paree de fourrure de pellawi telle qu’en portent les marchands andradiens. Sans lui accorder le moindre regard, il interrogea Ged d’une voix puissante : « Sais-tu faire le temps, mon garcon ? »

— « Oui. »

— « Sais-tu faire se lever le vent ? »

Il lui fallut bien repondre que non ; et le maitre lui intima alors de trouver une place qui ne generait point et d’y demeurer.

A present les rameurs montaient a bord, car le navire devait sortir en rade avant la tombee de la nuit, puis faire voile avec la maree descendante aux approches de l’aube. Il n’etait guere de place qui ne fut genante, mais Ged escalada comme il le put la cargaison groupee en ballots recouverts de peau et lies, et, hisse ainsi a la poupe du navire, se mit a observer tout ce qui se passait. Les rameurs bondissaient a bord, leurs bras etaient longs et leur carrure forte, tandis que les debardeurs roulaient avec fracas, depuis le quai, des barriques d’eau qu’ils placaient sous les bancs des rameurs. Le vaisseau pansu s’enfonca sous le poids de sa cargaison, dansant toutefois legerement sur les vaguelettes bouclees de la cote, pret a filer. Puis le timonier prit sa place a la droite de l’etambot, guettant les instructions du capitaine, qui se tenait sur un epais madrier insere a la jointure de la quille et de l’etrave et dans lequel etait sculpte le Vieux Serpent d’Andrade. Le maitre mugit ses ordres ; L’Ombre fut libere de ses amarres et tire a l’ecart des quais par deux laborieux bateaux a rames. Puis le capitaine rugit : « Ouvrez les sabords ! » et les grandes rames surgirent bruyamment, quinze par bord. Les rameurs courberent leur dos puissant tandis qu’un jeune homme, a cote du maitre, marquait la cadence sur un tambour. Le vaisseau se mit alors a glisser aussi aisement qu’une mouette en vol plane, et brusquement le vacarme et le remue-menage de la Cite disparurent loin derriere eux. Ils s’enfoncerent dans le silence des eaux de la baie, domines par le pic eleve de la Montagne, qui semblait etre suspendu au-dessus des flots. L’ancre fut jetee dans une crique peu profonde sous le vent de la Falaise Fortifiee meridionale, et la ils passerent la nuit.

Parmi les soixante-dix marins, certains etaient fort jeunes, comme Ged, mais tous cependant avaient accompli leur Passage dans l’age adulte. Ils l’appelerent pour qu’il partage avec eux boisson et nourriture, et se montrerent amicaux bien que brutaux, amateurs de quolibets et de jeux de mots. Ils le surnommaient Chevrier, bien sur, puisqu’il venait de Gont, mais n’allerent pas plus loin. Il etait aussi grand et aussi fort que ceux qui avaient quinze ans, et prompt a renvoyer calembours comme sarcasmes ; aussi se fit-il sa place parmi eux. Ce n’etait que la premiere nuit, et voici qu’il commencait deja a vivre comme eux, a apprendre leur travail. Les officiers du navire s’en feliciterent, car il n’y avait a bord point de place pour les oisifs.

Il y avait deja bien peu de place pour l’equipage, et la galere depourvue de pont, encombree d’hommes, de materiel et de vivres, n’offrait aucun confort ; mais qu’importait a Ged le confort ? Cette nuit-la, il coucha au milieu

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