tourbillonne dans le torrent, il doit etre le torrent tout entier, de sa naissance a l’endroit ou il se jette dans la mer. Tu es revenu a Gont, tu es revenu pres de moi, Ged. Maintenant, retourne-toi completement, cherche la source vraie, et ce qui se trouve devant la source. La tu decouvriras la force que tu cherches. »
— « La, Maitre ? » demanda Ged, avec de la terreur dans la voix. « Ou ? »
Ogion ne repondit pas.
— « Si je me retourne », dit Ged au bout d’un moment, « si, comme vous le dites, je chasse le chasseur, je pense que la chasse ne sera pas longue. L’ombre n’a qu’un desir : m’affronter de face. Par deux fois elle l’a fait, par deux fois elle m’a vaincu. »
— « La troisieme fois opere le charme », dit Ogion.
Ged se mit a arpenter la piece, du feu a la porte, de la porte au feu. « Et si elle parvient a me vaincre totalement », dit-il, discutant peut-etre avec Ogion, peut-etre avec lui-meme, « elle s’emparera de mon savoir, de mon pouvoir, et elle les utilisera. Pour l’instant, elle ne menace que moi. Mais si elle penetre en moi et me possede, elle accomplira a travers moi un mal immense. »
— « Cela est vrai. Si elle parvient a te vaincre. »
— « Mais si je prends la fuite de nouveau, elle me retrouvera, sans le moindre doute… Et toutes mes forces se consumeront dans ma fuite. » Ged continua de faire les cent pas, puis soudain il se retourna, s’agenouilla devant le mage et lui dit : « J’ai marche aux cotes de grands sorciers, et j’ai vecu sur l’Ile des Sages, mais c’est vous qui etes mon vrai maitre, Ogion. » Il parlait avec amour, avec une sombre joie.
— « Bien », lui dit Ogion. « Maintenant, tu le sais, et mieux vaut tard que jamais. Mais tu verras qu’un jour tu seras mon maitre. » Il se leva, rassembla un peu le feu pour lui redonner de l’ardeur, suspendit la bouilloire au-dessus puis jeta sur ses epaules sa peau de mouton et dit : « Je dois aller m’occuper de mes chevres. Veille sur la bouilloire pour moi, mon garcon. »
Quand il revint, saupoudre de neige et frappant le sol du pied pour nettoyer ses bottines en peau de chevre, il tenait a la main une grande perche d’if assez grossiere. Puis, durant le restant de ce bref apres-midi, ainsi qu’apres le souper, il travailla cette perche a la lumiere de la lampe, a l’aide d’un couteau, d’une pierre a frotter et de sa magie. Maintes fois il passa ses mains sur le bois, comme pour deceler la moindre imperfection. Souvent, durant son travail, il chantait doucement. Toujours epuise, Ged l’ecouta, puis, tandis que le sommeil le gagnait, il se mit a imaginer qu’il etait un enfant dans la hutte de la sorciere, au village de Dix-Aulnes, devant un feu qui faisait rougir les tenebres d’une nuit neigeuse respirant un air charge de senteurs d’herbes et de fumee, et, l’esprit errant parmi les reves, il se laissa bercer par le long et paisible chant qui parlait de sortileges et des exploits de heros qui avaient lutte contre de noires puissances et etaient sortis vainqueurs du combat, ou bien vaincus, sur de lointaines iles, dans un lointain passe.
« Voila qui est fait », dit Ogion, et il tendit a Ged le baton termine. « L’Archimage t’avait donne du bois d’if ; son choix etait avise, et je m’y suis tenu. Je destinais cette branche a un grand arc, mais cela est mieux ainsi. Bonne nuit, mon fils. »
Ne trouvant pas de mot pour le remercier, Ged se dirigea vers son alcove. Ogion l’observa et dit, d’une voix trop basse pour etre entendue : « Vole bien, o mon jeune faucon ! »
Lorsque Ogion se reveilla dans la froideur de l’aube, Ged avait disparu. Il avait simplement laisse, a la maniere des sorciers, un message en runes d’argent gravees dans la pierre du foyer, qui s’evapora a mesure qu’Ogion le lisait : « Maitre, je pars a la chasse. »
VIII. LE CHASSEUR
Ged s’etait leve avant le soleil, dans les tenebres de l’hiver, pour prendre le chemin qui venait de Re Albi, et avant midi il arriva au Port de Gont. Ogion lui avait donne de solides jambieres, une bonne chemise et une veste de cuir et d’etoffe pour remplacer ses fins habits osskiliens, mais Ged avait conserve pour sa marche d’hiver la cape seigneuriale doublee de fourrure de pellawi. Ainsi vetu, les mains vides a l’exception du baton sombre aussi haut que lui, il parvint a la Porte de Terre, et les soldats nonchalamment adosses aux dragons sculptes n’eurent pas a s’y reprendre a deux fois pour reconnaitre un sorcier. Ils ecarterent leurs lances, le laisserent entrer sans lui poser de questions et le regarderent descendre la rue.
Sur les quais et a la Maison de la Guilde des Mers, il demanda s’il y avait des navires en partance pour le nord ou pour l’ouest, vers Enlade, Andrade ou Oranea. Tous lui repondirent qu’aucun bateau ne quitterait le Port de Gont, alors que le Retour du Soleil etait si proche, et a la Maison de la Guilde on lui dit que les barques de peche elles-memes ne sortaient pas des Falaises Fortifiees par ce temps incertain.
A l’office de la Guilde, on lui offrit a souper ; il est rare, en effet, qu’un sorcier ait besoin de demander a manger. Il demeura un moment aupres de ces debardeurs, charpentiers et changeurs de temps, prenant plaisir a ecouter leur conversation lente et clairsemee, leur gontois bougonnant. Il avait en lui le souhait tres vif de rester la, a Gont, de renoncer a toute sorcellerie, a toute aventure, d’oublier tout pouvoir et toute horreur, de vivre en paix comme chacun sur les terres cheres et familieres de son pays natal. Tel etait son souhait, mais sa volonte etait autre. Apres s’etre rendu compte qu’aucun bateau n’allait quitter le port, il ne resta pas longtemps a la Guilde, ni dans la ville. Il se mit en chemin, longeant la baie jusqu’a ce qu’il parvienne au premier des petits villages situes au nord de la ville de Gont ; la, il interrogea les pecheurs et finalement en trouva un dispose a vendre une barque.
C’etait un vieil homme renfrogne. Son bateau, long de douze pieds et encouture, etait si gauchi et fendu qu’il pouvait tout juste tenir la mer, et cependant il en demanda un prix eleve : un sort de protection en mer pendant une annee, pour son propre bateau, lui-meme et son fils. Car les pecheurs gontois n’ont peur de rien, pas meme des sorciers, mais ils ont peur de la mer.
Ce sort de protection en mer si estime dans le nord de l’Archipel n’a jamais sauve un homme de la bourrasque ou des vagues de la tempete, mais jete par quelqu’un qui connait les mers locales, la science des bateaux et les arts de la navigation, il tisse autour du pecheur une certaine securite quotidienne. Ged accomplit bien et honnetement le charme, y consacrant toute cette nuit-la ainsi que tout le lendemain, sans rien omettre, avec patience et assurance, bien que pendant tout ce temps son esprit fut tiraille par la peur et que ses pensees suivissent de sombres chemins, cherchant a imaginer comment l’ombre lui apparaitrait la prochaine fois, quand, et ou. Lorsque le sort fut complete et jete, il se trouva extremement fatigue. Il passa la nuit dans la hutte du pecheur, dormant dans un hamac fait de boyaux de baleine, et se leva a l’aube, puant comme un hareng saur, pour descendre vers la petite crique, sous la Falaise Coupenord, ou l’attendait son nouveau bateau.
Il poussa la barque sur l’eau calme pres du bord, et aussitot l’eau s’y infiltra silencieusement. Vif comme un chat, Ged bondit dans l’embarcation pour redresser les planches tordues et changer les chevilles pourries, utilisant a la fois outils et incantations, comme il l’avait fait pour la barque de Pechvarry a Torning Bas. Les gens du village se rassemblerent en silence, a quelque distance, pour regarder ses mains agiles et ecouter sa douce voix. La aussi, il s’acquitta de sa tache parfaitement et patiemment ; et, lorsque la barque fut rendue sure et etanche, il prit le baton que lui avait taille Ogion et en fit un mat, qu’il assujettit au moyen de quelques sorts ; puis il y fixa transversalement un metre de bon bois sous lequel il tissa, sur le metier du vent, une voile de sorts, une voile carree blanche comme les neiges du Pic de Gont. Voyant cela, les femmes qui le contemplaient soupirerent d’envie. Puis, debout pres du mat, Ged fit doucement se lever le vent de mage. La barque se mit a glisser sur les eaux en direction des Falaises Fortifiees, de l’autre cote de la grande baie. Lorsque les pecheurs qui observaient en silence virent cette barque a rames qui prenait toujours l’eau glisser avec une voile, aussi vite et aussi aisement qu’un becasseau prenant son essor, ils emirent un murmure d’approbation et se mirent a sourire, frappant du pied sur la plage balayee par le vent froid ; et Ged, se retournant un instant, les regarda manifester leur admiration, dans l’ombre dechiquetee de la Falaise Coupenord, au-dessus de laquelle les flancs neigeux de la Montagne s’elevaient jusqu’aux nuages.
Parvenu dans la Mer de Gont, ayant franchi la baie et passe les Falaises Fortifiees, il mit le cap au nord-est de maniere a faire route au nord d’Oranea, comme lorsqu’il etait venu. Ce n’etait la ni plan ni strategie, il voulait simplement refaire en sens inverse son chemin. Sur les traces de son vol de faucon, depuis Osskil, a travers jours et vents, l’ombre pouvait errer de-ci, de-la, ou bien elle pouvait venir droit sur lui ; comment savoir ? Mais, a moins qu’elle ne se fut de nouveau retiree completement dans le royaume des reves, elle ne pouvait manquer Ged, qui venait a sa rencontre au grand jour, au grand large.