etaient geles, et la mousse fletrie parmi les rochers etait marquee de fleurs de givre. Il faisait tout a fait jour, mais le soleil n’apparaitrait pas encore avant une heure de derriere le contrefort de la montagne ; toute la partie ouest de Gont, du rivage au pic, echappait a ses rayons, dans le silence et la clarte de ce matin d’hiver. A cote de la source, le mage contemplait en contrebas les terres en pente, le port et les vastes etendues grises de la mer, quand un battement d’ailes au-dessus de lui le surprit. Il leva les yeux en etendant un peu le bras. Un grand faucon vint se poser sur son poignet dans un grand bruit d’ailes. Il se comportait comme un oiseau dresse pour la chasse, mais ne portait pas de cordelette rompue, de bague ou de clochette. Ses serres etaient enfoncees dans le poignet d’Ogion, ses ailes striees tremblaient, et son ?il d’or rond etait marque par la fatigue et la nervosite.

« Es-tu message ou messager ? » dit Ogion gentiment au faucon. « Viens avec moi… » A ce moment, l’oiseau le regarda. Ogion demeura un instant silencieux. « Je t’ai nomme, un jour, je crois », dit-il, puis il rebroussa chemin et rentra dans sa maison, le faucon toujours perche sur son poignet. Il deposa l’oiseau pres de l’atre, a la chaleur du feu, et lui offrit de l’eau. Mais le faucon refusa de boire. Alors Ogion se mit a composer un sort, avec beaucoup de calme et de douceur, tissant la toile de magie davantage avec ses mains qu’avec des mots. Puis, une fois le sortilege entier et ?uvre, il dit doucement « Ged », sans lancer le moindre regard vers le faucon pres du foyer. Il attendit quelques minutes, puis, se retournant, il se redressa, et s’approcha du jeune homme qui se tenait pres du feu, tremblant et l’?il vague.

Ged etait richement vetu de fourrure, de soie et d’argent, comme un etranger, mais ses habits etaient dechires et durcis par le sel marin ; il etait maigre et voute, et ses cheveux pendaient pitoyablement sur son visage ecorche.

Apres avoir enleve de ses epaules la cape princiere souillee, Ogion le conduisit vers l’alcove ou jadis dormait son apprenti et le fit se coucher. Puis il murmura un charme de sommeil et le laissa. Il ne lui avait pas dit un mot, sachant qu’en ce moment Ged n’avait pas en lui une once de parole humaine.

Comme tous les enfants, Ogion, quand il etait jeune, avait trouve bien plaisant de prendre, par l’art de la magie, toutes les formes souhaitees, homme, bete, arbre ou nuage, et de s’amuser a devenir mille etres ou choses. Mais une fois devenu sorcier, il avait appris le prix de ce jeu : le peril de perdre sa propre identite, de ne jamais revoir la vraie. Plus longtemps un homme conserve une forme qui n’est pas la sienne, plus le danger qu’il court est grand. Il n’est pas un apprenti-sorcier qui n’apprenne l’histoire du sorcier Bordger de Wey, qui avait grand plaisir a prendre la forme de l’ours et le fit de plus en plus souvent. Un jour, l’ours finit par naitre en lui, supplantant l’homme ; et il devint un ours, tua son propre enfant, et fut ensuite traque puis abattu. Et nul ne sait combien, parmi les dauphins qui sautent dans les eaux de la Mer du Centre, etaient autrefois des hommes, des hommes sages, qui ont oublie leur sagesse et leur nom dans les joies de l’inlassable mer.

Ged avait pris la forme d’un faucon dans un moment de detresse brulante et de rage, et lorsqu’il s’etait envole d’Osskil il n’y avait dans son esprit qu’une seule idee : voler plus vite que la Pierre, plus vite que l’ombre, s’enfuir de ces contrees glaciales et traitresses, rentrer chez lui. La fougue sauvage et la colere du faucon, semblables a sa fougue et a sa colere propres, avaient fini par devenir siennes, et sa volonte de voler etait devenue la volonte du faucon. De cette maniere il avait survole Enlade, s’etait pose pour boire au bord d’un etang desert dans un bois, puis etait aussitot reparti a tire-d’aile, car il redoutait l’ombre qui le pourchassait. Ainsi avait-il franchi l’immense passe de mer appelee la Gueule d’Enlade et avait-il vole sans cesse en direction du sud-est, apercevant a peine les hauteurs d’Oranea sur sa droite et devinant plus difficilement encore Andrade sur sa gauche, tandis que devant lui ne s’etendait que la mer. Jusqu’a ce qu’enfin, bien loin sur les flots, l’une des vagues apparaisse immobile, constante, s’elevant toujours plus haut : le blanc sommet de Gont. A travers tout le soleil et toutes les nuits de ce vol fantastique, il avait epuise ses ailes de faucon, regarde avec ses yeux de faucon et oublie ses propres preoccupations pour finalement ne connaitre que ce que connait le faucon : la faim, le vent et l’art de voler.

Il etait parvenu au bon havre. Ceux qui eussent pu le transformer de nouveau en homme etaient rares a Roke ; et a Gont il n’y en avait qu’un.

Lorsqu’il s’eveilla, il demeura farouche et muet. Ogion ne lui adressa pas la parole, mais il lui donna de la viande et de l’eau et le laissa s’asseoir pres du feu, voute, sombre comme un grand oiseau de proie a bout de forces, et d’humeur mechante. Quand vint la nuit, il s’endormit. Le troisieme jour, comme le mage, assis devant le feu, contemplait les flammes, il vint et lui dit : « Maitre… »

— « Sois le bienvenu, mon garcon », lui repondit Ogion.

— « Je suis revenu chez vous comme je m’en etais alle : tel un insense. » La voix du jeune homme s’etait faite dure et plus epaisse. Le mage sourit avec douceur, il installa Ged devant le feu, en face de lui, et alla preparer un peu de the.

Il neigeait pour la premiere fois cet hiver sur les basses collines de Gont. Les fenetres d’Ogion etaient soigneusement fermees, mais ils entendaient les flocons de neige mouilles tomber doucement sur le toit, et sentaient le calme pesant de la neige tout autour de la maison. Ils resterent longtemps assis pres du feu, et Ged conta a son ancien maitre l’histoire de toutes ses annees passees depuis son depart de Gont a bord du bateau appele Ombre. Ogion ne lui posa aucune question, et quand Ged eut fini de parler, il demeura longtemps silencieux, meditant dans le calme. Puis il se leva, posa sur la table du pain, du fromage et du vin, et ils mangerent ensemble. Lorsqu’ils eurent acheve leur repas et nettoye la table, Ogion parla.

« Ce sont de bien cruelles cicatrices que tu as la, mon garcon », dit-il.

— « Je n’ai aucune puissance contre la chose », repondit Ged.

Ogion secoua la tete, mais durant un moment il n’ajouta rien. Puis il dit enfin : « C’est etrange. La-bas, a Osskil, tu as eu assez de force pour vaincre un sorcier sur son propre terrain. Tu as eu assez de force pour dejouer les leurres et parer les coups des serviteurs d’une Ancienne Puissance de la Terre. Et a Pendor tu as eu suffisamment de force pour te mesurer a un dragon. »

— « C’est de la chance que j’ai eue a Osskil, pas de la force », repondit Ged, et il frissonna de nouveau en songeant au froid mortel et cauchemardesque du Chateau de Terrenon. « Quant au dragon, je connaissais son nom. La chose malefique, l’ombre qui me pourchasse, n’a pas de nom. »

— « Toutes les choses ont un nom », dit Ogion avec une telle assurance que Ged n’osa repeter les paroles de l’Archimage Gensher, qui lui avait dit que les forces du mal telles que celle qu’il avait liberee n’avaient pas de nom. Le Dragon de Pendor, il est vrai, avait propose de lui reveler le nom de la chose, mais il ne croyait guere a la sincerite d’une telle offre, pas plus qu’il ne croyait a la promesse de Serret que la Pierre lui apprendrait ce qu’il avait besoin de savoir.

— « Si l’ombre a un nom », dit-il enfin, « je ne pense pas qu’elle s’arrete pour me le devoiler… »

— « Non », repondit Ogion, « Pas plus que tu ne t’es arrete en chemin pour lui dire le tien. Et cependant elle le connaissait. Sur la lande d’Osskil, elle t’a appele par ton nom, le nom que je t’ai donne. Voila qui est curieux, fort curieux… »

Le mage se replongea dans ses meditations. Finalement Ged dit : « Je suis venu ici chercher conseil, et non asile, Maitre. Je ne veux pas attirer cette ombre sur vous, et bientot elle sera ici, si je reste. Un jour, vous l’avez chassee de cette piece ou nous nous trouvons en ce moment… »

— « Non, ce n’en etait que le presage, l’ombre d’une ombre. Aujourd’hui, il ne me serait pas possible de la chasser. Toi seul peux le faire. »

— « Mais devant elle, je suis sans pouvoir. Y a-t-il quelque endroit… » Sa voix mourut avant qu’il eut exprime sa question.

— « Il n’y a aucun endroit ou tu puisses trouver la securite », repondit Ogion avec douceur. « Ne te transforme plus, Ged. L’ombre cherche a detruire ton etre veritable ; en te poussant a etre un faucon, elle y est presque parvenue. Non, j’ignore ou il te faut aller. Et cependant j’ai quelque idee de ce que tu devrais faire. C’est une chose bien difficile a te dire. »

Mais le silence de Ged etait eloquent : il exigeait la verite, et Ogion dit enfin : « Tu dois te retourner. »

— « Me retourner ? »

— « Si tu continues, si tu ne cesses de fuir, ou que tu ailles tu rencontreras danger et malediction, car c’est elle qui te mene, qui choisit ton chemin. Or c’est a toi de choisir. Tu dois traquer ce qui te traque. Tu dois chasser le chasseur. »

Ged ne dit mot.

Le mage poursuivit : « Je t’ai nomme a la source de l’Ar, un torrent qui s’elance des montagnes jusqu’a la mer. Un homme sait vers ou il se dirige, mais il ne peut le savoir qu’a la condition de se retourner, de revenir a son origine et de garder cette origine a l’interieur de son etre. S’il ne veut pas etre qu’une brindille qui ballotte et

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