Quant a toi, je le sais, on t’appelle parfois Epervier, et tu as ete fait sorcier sur l’Ile des Sages. »

Ged regarda sa main brulee et repondit : « Je ne sais pas ce que je suis. Autrefois, j’avais du pouvoir, et je crois que je l’ai perdu. »

— « Non ! Tu ne l’as pas perdu, ou alors tu le recouvreras dix fois. Ici, tu es a l’abri de ce qui t’a mene jusqu’a nous, mon ami. Il y a autour de cette tour de puissantes murailles, et elles ne sont pas toutes faites de pierre. Ici, tu peux te reposer, reprendre des forces. Ici, tu pourras egalement prendre des forces differentes, ainsi qu’un baton qui ne se consumera pas dans ta main. Comme tu le verras, un chemin maudit peut conduire a une demeure hospitaliere. A present, suis-moi, je desire te montrer notre domaine. »

Elle parlait avec tant de douceur que Ged entendit a peine ses paroles et n’obeit qu’a la promesse de sa voix. Il la suivit.

Sa chambre etait certes situee bien haut dans la tour qui se dressait comme un croc acere sur la colline. Ils descendirent des escaliers de marbre en colimacon, traverserent de riches pieces et salles, passerent devant de hautes fenetres orientees vers les quatre points cardinaux, dominant les mamelons bruns qui se succedaient indefiniment, depourvus de maisons, d’arbres, comme du moindre signe particulier sous la clarte du ciel d’hiver ensoleille. Tout au plus apercevait-on au nord quelques petits pics blancs se detachant nettement sur le fond bleu, tandis qu’au sud on pouvait deviner le miroitement de la mer.

Des valets ouvrirent les portes et s’effacerent pour laisser entrer Ged et la dame : tous d’austeres et pales Osskiliens. Elle avait egalement le teint clair, mais, a la difference de ses serviteurs, elle parlait fort bien l’hardique, et meme avec l’accent de Gont, du moins Ged en avait-il le sentiment. Un peu plus tard, ce jour-la, elle le presenta a son epoux, Benderesk, Seigneur de Terrenon. Benderesk l’accueillit avec une froide et sombre courtoisie. Il avait trois fois l’age de son epouse, n’avait que la peau et les os et etait aussi blanc que ces derniers. Il pria Ged d’etre son hote aussi longtemps qu’il le souhaiterait, apres quoi il n’eut plus rien a ajouter et n’interrogea meme pas Ged sur ses voyages ou sur l’ennemi qui l’avait pourchasse jusqu’ici. Dame Serret ne l’avait pas davantage questionne sur ce sujet.

Cela pouvait paraitre etrange, mais cela faisait partie de l’etrangete de l’endroit, comme sa presence meme en ce lieu. Ged n’avait pas l’esprit parfaitement clair ; il ne parvenait pas a voir nettement tout ce qui l’entourait. C’etait par hasard qu’il s’etait refugie dans cette tour ; or le hasard n’etait que dessein. A moins qu’il ne fut venu a dessein et que ce dessein n’eut ete soumis au hasard. Il avait prit la route du nord ; a Orimi, un etranger lui avait conseille de venir querir de l’aide ici ; un navire osskilien l’avait attendu, et Skiorh l’avait guide. Dans tout cela, ou etait l’?uvre de l’ombre qui le pourchassait ? Si ?uvre il y avait… Gibier et chasseur avaient-ils ete attires tous deux ici par une autre puissance, lui suivant ce leurre, et l’ombre le suivant, lui, s’emparant de Skiorh comme d’une arme au moment venu ? Sans doute, car, comme l’avait dit Serret, l’ombre ne pouvait entrer au Chateau de Terrenon. Depuis qu’il s’etait reveille dans la tour, Ged n’avait nullement percu son insidieuse presence. Mais alors, qu’est-ce qui l’avait mene ici ? Car ce lieu n’etait pas de ceux que l’on pouvait decouvrir par hasard : Ged commencait a s’en rendre compte, en depit de la brume qui emplissait son esprit. Nul autre etranger ne parvenait a ces portes. La tour se dressait a l’ecart, isolee, le dos tourne a Neshum, la ville la plus proche. Nul ne se rendait au chateau, nul n’en sortait. Et des fenetres de cette forteresse, on ne voyait que desolation.

Seul dans la haute chambre, Ged demeura aupres de ces fenetres jour apres jour ; son esprit etait sans vigueur, son c?ur malade, et il avait froid. Malgre tous les tapis, malgre les epaisses tentures, malgre les habits richement fourres, malgre les grandes cheminees de marbre, il faisait toujours froid dans la tour. Et ce froid etait si penetrant qu’il atteignait la moelle des os, d’ou il etait ensuite impossible de le deloger. De la meme facon, dans le c?ur de Ged s’installa une froide honte qu’il ne parvint pas a chasser. Il ne cessait en effet de se repeter qu’il avait affronte son ennemi, qu’il avait ete vaincu et avait pris la fuite. Dans son esprit, il voyait se rassembler tous les Maitres de Roke. Gensher l’Archimage se tenait au milieu d’eux, le visage sombre ; et il y avait Nemmerle, Ogion, et meme la sorciere, qui lui avait appris son premier sort : ils etaient tous la, a le regarder, et il savait qu’il avait decu la confiance qu’ils avaient en lui. Et il les suppliait de le comprendre, en disant : « Si je ne m’etais pas enfui, l’ombre m’aurait possede. Elle avait deja toute la force de Skiorh et une partie de la mienne, je ne pouvais la combattre, car elle connaissait mon nom. Il fallait que je m’enfuie. Un gebbet-sorcier aurait ete une terrifiante puissance pour servir le mal et la ruine ; il fallait que je prenne la fuite. » Mais parmi ceux qui l’ecoutaient, dans sa tete, il n’en etait aucun pour repondre. Alors il regardait tomber inlassablement la neige fine qui commencait a recouvrir les terres desertes en contrebas, et sentait le froid sourd se repandre en lui jusqu’a ce qu’il ne lui reste, pour tout sentiment, qu’une vague fatigue.

Ainsi, plusieurs jours durant, il demeura seul du simple fait de sa misere. Lorsqu’il ne sortait pas de sa chambre pour descendre, il demeurait engourdi et silencieux. La beaute de la Dame du Chateau emplissait son esprit de confusion, et en cette demeure seigneuriale riche, ordonnee, bienseante autant qu’etrange, il avait l’impression d’etre un petit chevrier, et de n’avoir jamais ete autre chose qu’un petit chevrier.

On le laissait seul lorsqu’il desirait rester seul, et quand il ne souffrait plus de mediter en regardant tomber les flocons de neige, il allait souvent s’entretenir avec Serret dans l’une des salles courbes decorees de tapisseries, plus bas dans la tour, a la lumiere d’un foyer. Il n’y avait pas de joie chez la Dame du Chateau ; elle ne riait jamais, mais souriait souvent, et cependant un seul de ses sourires parvenait a mettre Ged a l’aise. En sa compagnie, il se mit a oublier sa honte et sa raideur. Bientot, ils se rencontrerent tous les jours pour parler longuement, paisiblement et avec nonchalance, legerement a l’ecart des servantes qui accompagnaient sans cesse Serret, pres de l’atre ou a la fenetre, dans les hautes chambres de la tour.

Le vieux seigneur restait generalement retranche dans ses appartements. Le matin, il sortait et arpentait les cours de la forteresse comme un vieux sorcier qui a passe toute la nuit a concocter des sorts. Au souper, lorsqu’il rejoignait Ged et Serret, il demeurait silencieux et ne relevait la tete que de temps a autre pour lancer a son epouse un regard dur et luisant de convoitise. A ces moments-la, Ged se prenait de pitie pour elle. Elle etait pareille a un cerf blanc en cage, pareille a un oiseau blanc aux ailes rognees, pareille a un anneau d’argent au doigt d’un homme vieillissant. Elle etait une piece du tresor de Benderesk, et quand le seigneur des lieux les quittait, Ged demeurait aupres d’elle pour tenter d’egayer sa solitude comme elle avait egaye la sienne.

« Quelle est cette pierre qui donne son nom a votre chateau ? » lui demanda Ged un soir, comme ils etaient assis devant leurs assiettes d’or et leurs gobelets d’or vides, dans la grande salle a manger caverneuse eclairee par des chandelles.

— « N’en as-tu jamais entendu parler ? Elle est celebre. »

— « Non, je sais seulement que les seigneurs d’Osskil possedent des tresors fameux. »

— « Ah, ce joyau est le plus resplendissant de tous. Veux-tu le voir ? Viens. »

Elle sourit, d’un air d’audace et de derision, comme si elle avait un peu peur de ce qu’elle faisait, et mena le jeune homme par les etroits couloirs du pied de la tour, lui fit descendre des escaliers sous terre jusqu’a une porte close qu’il n’avait pas encore remarquee. Elle ouvrit la porte avec une cle d’argent et regarda Ged en souriant encore une fois comme si elle le mettait au defi de la suivre. Derriere la porte, il y avait un petit passage, puis une seconde porte, qu’elle ouvrit avec une cle d’or, et ensuite une troisieme porte, qu’elle ouvrit avec l’une des grandes Formules qui delient. Derriere cette derniere porte, sa chandelle devoila une petite piece semblable a une cellule de donjon : sol, murs et plafonds etaient de pierre brute, et il ne s’y trouvait pas le moindre objet.

« Le vois-tu ? » demanda Serret.

Le regard de Ged fit le tour de la piece, et son ?il de sorcier s’arreta sur l’une des pierres qui constituaient le sol. Elle etait grossierement taillee, et humide, comme toutes les autres. C’etait une lourde dalle brute. Mais Ged sentit son pouvoir comme si elle s’etait adressee a lui a voix haute. Son souffle s’arreta dans sa gorge, et un malaise s’empara un instant de lui. C’etait la pierre de fondation de la tour, son point central, qui etait froid, horriblement froid : rien ne pourrait jamais rechauffer la petite cellule. Il s’agissait d’une histoire tres ancienne : un vieil et terrible esprit etait emprisonne dans ce bloc de pierre. Sans repondre oui ni non a Serret, Ged se figea sur place ; aussitot, elle lui lanca un curieux regard et designa la pierre du doigt : « Voici le Terrenon. Trouves-tu etonnant que nous gardions un joyau si precieux dans la plus profonde et la plus secrete de nos chambres de tresors ? »

Ged ne repondit pas davantage, intrigue autant que soupconneux. Il eut presque dit qu’elle le mettait a l’epreuve, mais conclut que pour en parler avec une telle legerete, elle ne devait avoir aucune notion de la nature de cette pierre. Elle savait d’elle trop peu de choses pour la redouter. « Dis-moi quels sont ses pouvoirs », dit-il enfin.

— « Elle fut faite avant le jour ou Segoy tira de la Mer Ouverte les iles du monde. Elle fut faite lorsque fut fait le monde lui-meme, et subsistera jusqu’a la fin du monde. Le temps n’est rien pour elle. Pose-t-on la main sur

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