pour le Mal de prendre possession d’une ame non consentante.

De chaque cote se trouvaient les deux etres qui, eux, avaient cede, qui avaient consenti ; ils se regardaient. Benderesk s’avanca.

Le Seigneur de Terrenon dit a sa dame d’une voix seche : « Ne t’avais-je pas dit, Serret, qu’il te glisserait des mains ? Tes sorciers gontois sont peut-etre insenses, mais ils ne sont pas nes de la derniere pluie. Et toi, tu es tout aussi insensee de t’imaginer que tu peux nous duper, que tu peux nous soumettre tous les deux par ta beaute et faire usage du Terrenon a tes propres fins. Mais c’est moi qui suis le Seigneur de la Pierre, et voici ce que je fais de l’epouse deloyale : Ekavroe ai oelwantar ! » C’etait un sort de Changement, et Benderesk venait d’elever ses longues mains pour transformer la femme tremblante de peur en quelque hideuse chose, en pourceau, en chien ou en vieille sorciere baveuse. Aussitot, Ged s’avanca et, frappant les mains du seigneur, les abaissa en prononcant un seul mot, un mot tres court. Et bien qu’il n’eut pas de baton et se tint en terre maudite et etrangere, sur le domaine d’une puissance noire, sa volonte prevalut. Benderesk fut fige sur place, son regard obscurci, aveugle et rempli de haine fixe sur Serret.

« Viens », dit-elle d’une voix frele. « Viens vite, Epervier, avant qu’il n’appelle les Serviteurs de la Pierre… »

Et comme pour faire echo a ses mots, un murmure se propagea dans la tour a travers toutes les pierres du sol et des murs, un murmure sec et tremblant, comme si la terre elle-meme allait se mettre a parler.

Serret saisit la main de Ged. Ils franchirent en courant les passages et les salles, devalerent les grands escaliers en colimacon et parvinrent enfin dans la cour ou les dernieres lueurs du jour couvraient d’argent la neige souillee et pietinee. Trois des serviteurs du chateau leur barraient le chemin, l’air sinistre et inquisiteur, comme s’ils avaient suspecte Ged et Serret d’avoir complote contre leur maitre. « La nuit tombe, Dame », dit l’un d’eux, et un autre ajouta : « Vous ne pouvez sortir a cheval a cette heure. »

— « Hors de mon chemin, immondes valets ! » cria Serret, puis elle dit quelque chose dans la sifflante langue osskilienne, et les hommes s’ecarterent d’elle, tomberent et se tordirent a terre. L’un d’eux se mit a hurler comme une bete.

« Nous devons sortir par la porte, il n’y a point d’autre issue. La vois-tu ? La trouves-tu, Epervier ? »

Elle le tirailla par le bras, mais il hesitait toujours. « Quel sort leur avez-vous jete ? »

— « J’ai fait couler du plomb bouillant dans la moelle de leurs os, ils en periront. Vite, te dis-je, il va lacher sur nous les Serviteurs de la Pierre, et je ne puis trouver la porte… elle est protegee par un charme puissant. Vite ! »

Ged ne savait ce qu’elle voulait dire, car pour lui la porte enchantee etait aussi visible que la voute de pierre devant laquelle il se tenait, a l’entree de la cour. Il mena Serret par le porche, traversa l’avant-cour recouverte de neige vierge puis, apres avoir prononce un mot d’Ouverture, il franchit avec elle la porte de la muraille de sorts.

Une fois qu’ils eurent franchi cette porte et quitte le crepuscule d’argent du Chateau de Terrenon, elle se transforma. Elle n’etait pas moins belle dans la lugubre lumiere de la lande, mais a sa beaute s’ajoutait maintenant un feroce regard de sorciere. Ged la reconnut enfin. C’etait la fille du Seigneur de Re Albi, fille d’une sorciere d’Osskil, qui s’etait jouee de lui dans les verts paturages au-dessus de la maison d’Ogion, il y avait bien longtemps, et l’avait envoye lire la formule funeste avec laquelle il avait libere l’ombre. Mais ces pensees ne s’attarderent pas longtemps dans son esprit, car maintenant il regardait autour de lui, tous ses sens aux aguets, cherchant son implacable ennemi, l’ombre qui devait l’attendre quelque part en dehors des murailles magiques. L’ombre pouvait etre encore ce gebbet vetu de la mort de Skiorh, ou elle pouvait etre dissimulee dans les tenebres tombantes, guettant son heure pour s’emparer de lui et fondre son informe nature dans sa chair vivante. Ged sentait qu’elle etait proche, mais ne la voyait pas. Peu apres, a quelques pas de la porte, il apercut une petite chose noire a demi enfouie sous la neige ; il se pencha, puis avec douceur la prit dans ses deux mains. C’etait l’otak. Son pelage delicat etait macule de sang, et son petit corps etait raide, froid et sans poids.

« Change-toi ! Change-toi ! Ils arrivent ! » cria Serret en attrapant son bras et en designant la tour qui se dressait derriere eux comme une grande dent blanche dans le crepuscule. Des creatures noires etaient en train de sortir en rampant par les meurtrieres du bras de la tour, et battant lentement des ailes, qu’elles avaient gigantesques, elles decrivirent de grands cercles, passant par-dessus les remparts et s’approchant de Ged et de Serret, a qui le flanc de la colline n’offrait pas la moindre protection. Le rauque chuchotement qu’ils avaient percu a l’interieur de la forteresse etait maintenant devenu beaucoup plus fort, comme une vaste plainte frissonnante dans la terre, sous leurs pieds.

Le coeur de Ged s’emplit de colere et de fureur envers toutes les cruelles et meurtrieres creatures qui le trompaient, le prenaient au piege, le pourchassaient sans fin. « Change-toi ! » lui cria Serret, et aussitot, prononcant a la hate un sort, elle se transforma en mouette grise et s’envola. Mais Ged se pencha, prit un brin sec et frele d’herbe folle qui percait la neige pres de l’endroit ou il avait trouve la depouille du petit otak, et lui parla avec les mots du Vrai Langage. Comme il parlait, le brin s’allongea et s’epaissit ; et, lorsqu’il eut termine, il tenait en main un grand baton, un baton de sorcier. Quand les noires creatures ailees du Chateau de Terrenon fondirent sur lui et qu’il frappa leurs grandes ailes, son baton ne fut entoure d’aucun fleau de feu rouge ; il se mit simplement a flamboyer d’un feu de mage blanc qui ne brule pas mais eloigne les tenebres.

Les creatures revinrent a l’attaque ; betes difformes venues d’epoques lointaines, bien avant l’oiseau, le dragon ou l’homme. Le jour les avait oubliees depuis bien longtemps mais le pouvoir ancien, malefique de la Pierre, a la memoire infaillible, les avait rappelees. Elles harcelerent Ged comme des oiseaux de proie. Il sentit leurs ergots fendre l’air autour de lui comme des faux, fut assailli par leur odeur de pourriture ; mais il para et frappa avec fureur, les repoussant avec le baton embrase ne de sa colere et d’un brin d’herbe sauvage. Et soudain, toutes les creatures s’envolerent comme des freux effarouches abandonnant une charogne, et s’eloignerent a grands coups d’aile, silencieusement, dans la direction prise par Serret sous sa forme de mouette. Leurs ailes immenses paraissaient lentes, mais elles les propulsaient vigoureusement dans l’air, de sorte que les betes volaient rapidement. A cette vitesse, aucune mouette ne pouvait les distancer longtemps.

Aussi prestement qu’il l’avait fait a Roke, Ged prit la forme d’un grand rapace : non l’epervier qui representait son nom, mais le Faucon Pelerin qui file comme une fleche, aussi vite que la pensee. Avec ses ailes striees vives et puissantes, il vola a la poursuite de ses poursuivants. Il commencait a faire sombre, et entre les nuages s’illuminaient deja quelques etoiles. Bientot, il apercut la horde noire plongeant tout entiere vers un point, au milieu des airs. Derriere s’etendait la mer, pale sous les ultimes lueurs de cendres du jour. Le faucon-Ged fila en droite ligne vers les creatures de la Pierre, et lorsqu’il surgit au milieu d’elles, elles s’eparpillerent comme des gouttes d’eau qu’un caillou eut fait jaillir. Mais elles avaient deja attrape leur proie. L’une avait du sang sur son bec, l’autre des plumes blanches collees aux serres, et nulle mouette devant eux ne survolait les flots blemes.

Bientot, les monstres noirs s’attaquerent de nouveau a Ged, leur masse pesante fondant sur lui avec celerite, leurs becs d’acier grands ouverts. S’elevant brusquement plus haut qu’eux, il poussa le cri du faucon, cri de defi et de colere, puis survola comme une fleche les basses plages d’Osskil jusqu’aux immenses vagues de la mer.

Les creatures de la Pierre decrivirent un moment des cercles en croassant puis, une par une, elles disparurent au-dessus de la lande, vers l’interieur des terres. Les Anciennes Puissances ne s’aventurent en effet jamais au-dessus de la mer, chacune d’elles etant liee a une ile, un lieu precis, une grotte, une pierre ou bien une source vive. Les noires emanations s’en retournaient a leur donjon ; peut-etre le Seigneur de Terrenon pleura-t-il a leur retour, peut-etre se rejouit-il. Mais avec ses ailes de faucon et sa griserie de faucon, telle une fleche filant sans jamais tomber, telle une pensee profondement gravee, Ged poursuivit son vol au-dessus de la Mer d’Oskil, vers les vents de l’hiver, vers la nuit, vers l’orient.

Ogion le Silencieux etait revenu tard a Re Albi, a la fin de ses randonnees d’automne. Au fil des annees, il etait devenu plus taciturne et plus solitaire que jamais. Le nouveau Seigneur de Gont, qui demeurait dans la ville, plus bas, n’avait jamais reussi a lui arracher le moindre mot, bien qu’il eut un jour gravi la montagne jusqu’au Nid du Faucon dans l’espoir d’obtenir l’aide du mage au sujet d’une histoire de piraterie vers les Andrades. Ogion, qui parlait aux araignees sur leurs toiles et avait ete vu saluant courtoisement des arbres, refusa de dire ne fut-ce qu’un mot au Seigneur de l’Ile, qui s’en retourna fort mecontent. Peut-etre y avait-il egalement quelque mecontentement ou quelque malaise dans l’esprit d’Ogion, car il avait passe tout l’ete et tout l’automne seul dans la montagne, et maintenant seulement, a l’approche du Retour du Soleil, il retrouvait son foyer.

Le lendemain de son retour, il se leva tard ; desirant boire un the de roussevive, il sortit chercher de l’eau a la source qui coulait un peu plus bas devant sa chaumiere. Les bords de la petite nappe autour de la source

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