silencieux, sur cette lande silencieuse que le soir engloutissait peu a peu. Prudence et determination s’etaient emoussees en lui. Il avancait comme dans un long, long reve, ne menant nulle part.

L’otak remua dans sa poche ; au meme instant, une vaguelette de peur naquit et s’agita egalement dans son esprit. Il se contraignit a parler. « La nuit tombe, et il neige. Est-ce encore loin, Skiorh ? »

Apres un moment de silence, l’autre repondit, sans se retourner : « Pas loin. »

Mais sa voix ne ressemblait pas a une voix d’homme ; on eut dit une bete a la gorge rauque privee de levres, essayant de parler.

Ged s’immobilisa. Tout autour de lui s’etendaient des monts arides que baignait la lumiere crepusculaire, et des flocons de neige epars tourbillonnaient deja. « Skiorh ! » cria Ged. L’autre s’arreta et se retourna. Sous le capuchon a pointe, il n’y avait pas de visage.

Avant que Ged put prononcer un sort ou requerir son pouvoir, le gebbet lanca de sa voix rauque : « Ged ! »

A ce moment-la, le jeune homme devint incapable d’operer une transformation ; confine dans son etre veritable, il devait affronter le gebbet sans moyen de defense. Il ne pouvait pas davantage requerir une aide quelconque dans ce pays etranger, ou tout et tout le monde lui etaient inconnus, de sorte que rien ni personne ne pouvait repondre a son appel. Il etait seul, et entre son ennemi et lui il n’y avait que le baton d’if qu’il tenait de la main droite.

La chose qui avait devore l’esprit de Skiorh et possedait maintenant sa chair fit faire au corps un pas en avant vers Ged, les bras tendus, les doigts impatients, prets a saisir. Une vague d’horreur submergea Ged. Il virevolta et assena un grand coup sifflant de son baton sur le capuchon qui dissimulait l’ombre-visage. Sous ce coup furieux, capuchon et cape s’affalerent presque jusqu’au sol comme s’ils n’avaient recouvert que du vent, puis se releverent en se tordant et en claquant dans l’air. Le corps d’un gebbet qui a ete vide de sa vraie substance est un peu comme une coquille ou une vapeur en forme d’homme. C’est une chair irreelle qui revet une ombre reelle. Aussi, sautillant et flottant comme si le vent l’eut portee, l’ombre tendit les bras et se jeta sur Ged pour essayer de le saisir comme elle l’avait saisi sur le Tertre de Roke. Si elle reussissait, elle se debarrasserait de l’enveloppe de Skiorh et penetrerait a l’interieur de Ged pour le devorer et s’emparer entierement de lui, puisque tel etait son unique desir. De nouveau, Ged la frappa violemment avec son baton, qui s’etait fait pesant et qui fumait, mais elle revint a la charge. Il la frappa encore une fois avant de lacher le baton, qui se consumait et lui brulait la main. Il recula de quelques pas, puis brusquement tourna le dos et prit la fuite.

Il courut ; le gebbet le suivait a une foulee de distance, incapable de le rattraper, mais sans perdre de terrain. Ged ne se retourna pas une seule fois. Il courut, courut dans ce vaste desert crepusculaire ou rien ne pouvait le cacher. Le gebbet a la voix rauque et sifflante l’appela une fois par son nom, mais bien qu’ayant de cette maniere pris son pouvoir de sorcier, il n’avait aucune emprise sur la force du corps de Ged, et ne put donc l’obliger a s’arreter. Ged continua de courir.

La nuit s’epaissit autour du chasseur et de sa proie ; une neige fine se mit a recouvrir le chemin, que Ged ne distinguait deja plus. Il ressentait jusqu’au fond de ses yeux le martelement de son c?ur, et sa gorge etait en feu ; a present, il ne courait pour ainsi dire plus, il titubait et trebuchait. Pourtant, son infatigahle poursuivant, semblant toujours incapable de le rattraper, restait sur ses talons. Le gebbet s’etait a present mis a l’appeler en sifflant, en murmurant. Ged comprit que toute sa vie il avait eu ce chuchotement a l’oreille, juste en deca de son seuil auditif. A present, il l’entendait : il devait ceder, il devait abandonner, il devait s’arreter. Mais il n’en fit rien et, rassemblant ses forces, se mit a gravir peniblement une interminable pente indistincte. Il crut voir de la lumiere quelque part devant lui, il crut entendre devant ou pres de lui une voix lui dire : « Viens ! Viens ! »

Il voulut repondre, mais se trouva sans voix. La pale lumiere apparut devant lui avec plus de nettete, eclairant un portail ; il ne pouvait voir les murs, mais il distinguait les portes. Devant ce spectacle, il s’arreta, et le gebbet en profita pour empoigner sa cape et tenter de le saisir par-derriere. Alors, dans un ultime elan, Ged s’elanca vers la porte faiblement eclairee ; et lorsqu’il l’eut franchie, il tenta de la refermer devant le gebbet. Mais ses jambes ne le portaient plus. Il chancela, cherchant un appui. Des lumieres jaillirent devant ses yeux. Il se sentait tomber et saisi au moment meme ou il tombait, mais son esprit, vide jusqu’aux limites du possible, glissa aussitot dans les tenebres.

VII. LE VOL DU FAUCON

Lorsque Ged s’eveilla il demeura longtemps couche en eprouvant simplement une sensation de plaisir : il etait heureux de se reveiller, car il ne s’y attendait pas, et plus content encore de voir la lumiere, l’ample et simple lumiere du jour tout autour de lui. Il avait l’impression de flotter sur cette lumiere, de deriver dans une barque sur des eaux calmes. Puis il finit par comprendre qu’il se trouvait dans un lit, mais un lit dans lequel il n’avait jamais encore dormi. Il etait place sur un cadre soutenu par quatre hauts pieds sculptes ; les matelas etaient de grands sacs de soie remplis de duvet, et c’est pourquoi il avait eu le sentiment de flotter. Le lit etait surplombe d’un baldaquin pourpre destine a preserver le dormeur des courants d’air. De part et d’autre, le rideau avait ete tire ; Ged apercut une chambre aux murs et au sol de pierre. Pari trois hautes fenetres, il apercut la lande desolee, brune mais tachetee de neige par endroits, sous le doux soleil de l’hiver. La chambre devait etre situee a bonne hauteur du sol, car la vue portait tres loin.

Un couvre-lit de satin egalement garni de duvet glissa a terre lorsque Ged s’assit ; le jeune homme eut la surprise de se voir vetu d’une tunique de soie et d’etoffe d’argent, tel un seigneur. Aupres du lit, sur une chaise, l’attendaient des bottes de cuir fin et une cape doublee de fourrure de pellawi. Ged resta un moment assis, calme mais hebete, comme sous le coup d’un enchantement, puis il se leva en cherchant instinctivement son baton. Mais il n’avait pas de baton.

Bien que recouverte de baume et de pansements, sa main droite, brulee sur la paume ainsi que sur les doigts, lui faisait mal. Il ressentait aussi toute la gene de son corps meurtri.

Il demeura debout, immobile, puis, sans force ni espoir, il murmura : « Hoeg… hoeg… » En effet, la petite creature fidele et vigoureuse avait disparu, la petite ame silencieuse qui un jour l’avait ramene du royaume des morts n’etait plus la. Le petit otak etait-il encore avec lui lors de sa fuite eperdue, la veille ? Etait-ce meme bien la veille, ou plusieurs nuits auparavant ? Il ne le savait pas. Dans son esprit, tout etait flou et obscur, le gebbet, le baton embrase, la fuite, les murmures, la grande porte. Rien de tout cela ne lui revenait clairement. Meme maintenant, rien n’etait clair. Il chuchota une fois de plus le nom de son protege, mais il avait deja abandonne l’espoir d’etre entendu, et ses yeux se mouillerent de larmes.

Une petite cloche tinta au loin, puis une seconde se fit delicatement entendre juste a l’exterieur de la chambre. Une porte s’ouvrit derriere Ged, et une femme entra. « Sois le bienvenu, Epervier », lui dit-elle en souriant.

Elle etait jeune et grande, vetue de blanc et d’argent, et sa chevelure, couronnee d’un filet d’argent, tombait comme une cascade noire.

Avec raideur, Ged s’inclina.

« Tu ne te souviens pas de moi, je crois. »

— « Me souvenir de vous, Dame ? »

Il n’avait qu’une fois dans sa vie recontre une belle femme portant des atours a la mesure de sa beaute : c’etait la Dame d’O, qui avait assiste en compagnie de son Seigneur a la fete du Retour du Soleil, a Roke. La Dame d’O etait fine et vive comme la flamme d’une chandelle. Mais celle-ci etait pareille a la nouvelle lune resplendissante de blancheur.

— « Je savais que tu aurais oublie », lui dit-elle en souriant. « Mais meme si tu as la memoire courte, sois ici le bienvenu, vieil ami. »

— « Ou sommes-nous ? » demanda Ged, qui avait encore la langue lente et engourdie. Il avait du mal a parler a cette femme, et avait aussi du mal a detourner d’elle son regard. Les vetements princiers qu’il portait lui paraissaient etranges, les pierres sur lesquelles il se tenait ne lui rappelaient rien, et meme l’air qu’il respirait lui semblait different. Il n’etait pas lui-meme, il n’etait plus le meme Ged.

— « Ce donjon a pour nom la Cour de Terrenon. Mon Seigneur, qui se nomme Benderesk, est souverain de ce pays du bout des Landes de Keksemt aux Monts d’Os, au nord, et gardien de la pierre precieuse qu’on appelle Terrenon. Quant a moi, ici, sur Osskil, on m’appelle Serret, ce qui signifie Argent dans la langue de cette contree.

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