dans la grande salle a chevrons. Les riches iles de la Mer du Centre reverent en effet l’hospitalite.
Il mit de cote un petit morceau de viande de son repas ; puis, pres de l’atre, il taquina l’otak pour le deloger du pli de son capuchon ou il etait reste pelotonne durant toute la journee, et essaya de le faire manger en le caressant et en lui murmurant : « Hoeg, hoeg, allez, mange mon petit, mon silencieux… » Mais l’animal refusa de manger et vint se cacher dans sa poche. A cela, a sa propre incertitude lasse, a l’aspect meme de l’obscurite dans les coins de la grande salle, il sut que l’ombre n’etait pas loin de lui.
En tout cas, nul ne le connaissait ; il n’y avait la que des voyageurs en provenance d’autres iles, qui n’avaient pas entendu la
Cette chose n’avait pas de corps, elle etait aveugle au soleil, c’etait une creature d’un royaume sans lumiere ou il n’existe ni lieu ni temps. Elle devait ramper et le poursuivre a tatons a travers les jours et les oceans du monde, et ne pouvait prendre une forme visible que dans les reves et les tenebres. Pour l’instant elle n’avait pas de substance, pas d’etre que la lumiere put eclairer, comme le chante la Geste de Hode :
Telle etait la menace qu’il decelait sur chaque route. Et il savait que ce danger pouvait s’abattre sur lui au moyen de quelque leurre, car l’ombre, devenant plus puissante a mesure qu’elle se rapprochait de lui, pouvait avoir suffisamment de force, deja maintenant, pour se servir d’hommes ou de pouvoirs malefiques…
Elle pouvait lui montrer de faux presages, ou parler avec la voix d’un etranger. Des lors, la chose noire pouvait etre dissimulee dans l’un de ces hommes qui dormaient dans la grande salle de la Taverne de Mer, dans tel ou tel coin ; et la, prenant appui sur une ame noire, elle attendait peut-etre, observant Ged et se repaissant deja de sa faiblesse, de son incertitude, de sa peur.
C’etait plus qu’il n’en pouvait supporter. Il devait se fier au hasard, et fuir ou le conduirait le hasard. Aux premieres lueurs glaciales de l’aube, il se leva en hate et se dirigea a grands pas, sous les etoiles mourantes, vers les quais de Serd. Il etait resolu a embarquer sur le premier navire en partance qui voudrait bien de lui. Une galere etait en train de charger de l’huile de turbille ; au lever du soleil, elle devait partir pour le Grand Port d’Havnor. Ged demanda a son maitre la permission de monter a bord. Sur la plupart des bateaux, un baton de sorcier sert a la fois de passeport et de paiement. Il fut volontiers accepte ; et, moins d’une heure plus tard, le bateau quittait Serd. Au premier mouvement des quarante longues rames, Ged retrouva un peu de courage, et le tambour qui marquait la cadence porta a ses oreilles une musique vigoureuse et bienfaisante.
Il ignorait cependant ce qu’il ferait une fois arrive a Havnor, et dans quelle direction il s’enfuirait ensuite. La direction du nord en valait bien une autre. Lui-meme etait nordique ; peut-etre trouverait-il un bateau pour le conduire d’Havnor a Gont, ou il pourrait peut-etre revoir Ogion. A moins qu’il ne trouvat un bateau partant pour les Lointains, si loin que l’ombre perdrait sa trace et abandonnerait la poursuite. Mais ce n’etaient la que de bien vagues idees. Il n’avait pas de plait precis en tete, et etait incapable de voir une seule route a suivre. Que faire alors, sinon fuir ?
Les quarante rames permirent au bateau de couvrir plus de deux cent cinquante kilometres sur la mer hivernale avant la fin de la seconde journee. Ils vinrent accoster dans le port d’Orimi, sur la cote est du grand pays d’Hosk, car les galeres marchandes de la Mer du Centre ne s’eloignent jamais des cotes et jettent l’ancre dans un port aussi souvent que possible. Comme il faisait encore jour, Ged debarqua a terre et erra dans les rues escarpees de la ville, ruminant de sombres pensees.
Orimi est une vieille ville solidement batie de pierre et de brique pour se proteger des seigneurs pillards de l’interieur de l’ile d’Hosk ; sur les quais, les entrepots ressemblent a des chateaux forts, et les maisons des marchands sont autant de tours fortifiees. Mais pour Ged, qui arpentait les rues, ces lourdes demeures semblaient etre des voiles derriere lesquelles il n’y avait qu’un vide noir ; les gens qui le croisaient, tout a leurs affaires, lui paraissaient etre non pas des hommes reels, mais des ombres d’hommes, des ombres muettes. Au coucher du soleil, il redescendit vers les quais, et meme la, devant ce crepuscule immense, embrase, fouette par le vent, la mer et la terre lui parurent egalement mornes et silencieuses.
« Quelle est ta destination, Maitre Sorcier ? »
Ainsi fut-il subitement hele, par-derriere. Se retournant, il vit un homme vetu de gris et tenant a la main un solide baton de bois qui n’etait pas un baton de sorcier. Dissimule par un capuchon, le visage de l’etranger n’apparaissait pas a la lumiere du couchant, mais Ged sentit l’invisible regard croiser le sien. Reculant d’un pas, il brandit aussitot son propre baton d’if entre l’etranger et lui.
D’une voix douce, l’etranger lui demanda : « Que crains-tu ? »
— « Ce qui se glisse derriere moi et me suit. »
— « Bien ; mais je ne suis pas ton ombre. »
Ged demeura silencieux. Il comprit que cet homme, quel qu’il fut, n’etait pas ce qu’il redoutait : il n’etait ni ombre, ni esprit, ni gebbet. Au sein du silence, de l’ombre et de la secheresse qui s’etaient abattus sur le monde, il avait meme conserve une voix et quelque substance. L’homme abaissa son capuchon, devoilant une etrange tete chauve, un visage ride. En depit de sa voix ferme, cet homme semblait age.
« Je ne te connais pas », dit l’homme en gris, « et pourtant je pense que notre rencontre n’est peut-etre pas le fait du hasard. J’ai entendu une fois l’histoire d’un homme jeune, d’un homme qui avait peur ; cet homme a traverse les tenebres avant d’acquerir une tres grande autorite, et meme la royaute. Je ne sais si cette histoire est la tienne, mais je vais te dire Ceci : s’il te faut une epee pour combattre les ombres, va a la Cour de Terrenon. Ce n’est pas un baton d’if qui servira ton entreprise. »
Tandis qu’il ecoutait, espoir et defiance se livraient bataille dans l’esprit de Ged. Un homme de magie et de sorcellerie apprend bien vite que, des rencontres qu’il fait, bien peu sont dues au hasard, qu’elles soient bien ou mal venues.
— « En quelle terre se trouve la Cour de Terre, non ? »
— « Sur Osskil. »
A ce mot, par un tour de sa memoire, Ged entrevit un corbeau noir sur l’herbe verte, qui le regardait de biais avec un ?il pareil a de la pierre polie, et lui disait quelque chose ; mais les mots s’etaient egares.
— « Ce pays a un nom un peu lugubre », dit Ged tout en fixant intensement l’homme en gris, essayant d’estimer quel genre d’etre il etait. Il y avait chez lui quelque chose qui evoquait le guerisseur, voire le sorcier ; et cependant, malgre la franchise et la vigueur avec lesquelles il s’adressait a Ged, il avait un air etrange, defait, comme s’il se fut agi d’un malade, d’un prisonnier ou d’un esclave.
— « Tu es de Roke », repliqua-t-il. « Les sorciers de Roke donnent toujours un nom lugubre aux sorcelleries autres que les leurs. »
— « Quel homme etes-vous ? »
— « Un voyageur ; je travaille pour un marchand. Je viens d’Osskil, et je suis ici pour affaires », repondit l’homme en gris. Comme Ged ne lui posait plus de question, il souhaita paisiblement bonne nuit au jeune homme et quitta les quais par une rue aux marches etroites.
Ged se retourna, ne sachant s’il devait se fier ou non a ce signe, et regarda en direction du nord. Le rougeoiement disparaissait rapidement des hauteurs et de la mer balayees par les vents ; et la grisaille du soir s’installait, la nuit sur ses talons.
Prenant une decision soudaine, Ged courut le long des quais et s’arreta pres d’un pecheur occupe a plier ses filets dans son doris. il lui cria : « Savez-vous s’il y a dans ce port un bateau en partance pour le nord – pour Semel, ou bien les Enlades ? »
— « Le long-vaisseau, la-bas, vient d’Osskil ; peut-etre fait-il escale aux Enlades. »
Avec la meme precipitation, Ged se dirigea vers l’immense navire que lui avait indique le pecheur, un long- vaisseau de soixante rames, fin comme un serpent, avec une haute proue courbe, sculptee et incrustee de disques de coquillages, et des protege-sabords peints en rouge, portant tous la rune sifl en noir. Le navire avait l’air rapide et sinistre ; il etait pret a appareiller, et tout l’equipage se trouvait a bord. Ged se fit mener au maitre du vaisseau