mais je n’y compte guere. Toutefois, il y avait egalement un dragon qui me proposait d’echanger ce nom contre le sien, pour se debarrasser de moi, et je me suis souvent dit que, la ou les mages discutent, les dragons peuvent etre avises. »
— « Avises, mais mechants. Mais quel est ce dragon ? Tu ne m’as pas dit que tu avais parle a des dragons depuis la derniere fois que nous nous sommes vus. »
Ils converserent tres tard cette nuit-la, et s’ils revinrent constamment au penible sujet de ce qui attendait Ged, leur joie d’etre ensemble fut cependant plus forte que tout, car leur amour etait fort, constant, inebranle par le temps et les hasards. Le lendemain matin, Ged se reveilla sous le toit de son ami et, somnolant encore, il eprouva un grand bien-etre, comme s’il se fut trouve en quelque lieu parfaitement abrite de tout mal. Tout au long de la journee, un peu de ce reve de paix demeura dans son esprit, et il l’accepta non comme un presage favorable, mais comme un present. Il lui semblait qu’au moment ou il quitterait cette maison, il quitterait egalement le dernier havre de sa vie, et qu’il serait heureux tant que durerait ce petit reve.
Devant veiller a certaines affaires avant de quitter Iffish, Vesce se rendit dans les autres villages de l’ile en compagnie du jeune garcon qui etait apprenti sorcier a son service. Ged demeura avec Achillee et son frere, qui s’appelait Murre. Il semblait n’etre qu’un jeune garcon, car il n’y avait pas en lui la moindre etincelle de ce pouvoir qu’ont les mages, et il n’etait jamais alle ailleurs que sur Iffish, Tok et Holp. Sa vie etait facile, sans problemes. Ged le contemplait avec etonnement et envie, et il regardait Ged exactement de la meme maniere : pour chacun, il semblait tres etrange que l’autre, si different, eut le meme age, dix-neuf ans. Ged se demandait, ebahi, comment quelqu’un qui avait vecu dix-neuf annees pouvait etre aussi insouciant. Admirant le visage jovial et avenant de Murre, il se sentait decharne et mal degrossi, sans savoir que Murre l’enviait en depit des nombreuses cicatrices qu’il portait sur le visage, qu’il y voyait les marques des griffes d’un dragon, la rune meme et le signe d’un heros.
Les deux jeunes hommes etaient ainsi quelque peu intimides l’un par l’autre, mais Achillee, se trouvant dans sa propre maison et en etant la maitresse, ne fut bientot plus impressionnee par Ged. Il etait tres gentil avec elle, et nombreuses etaient les questions qu’elle lui posait ; car Vesce, pretendait-elle, ne lui disait jamais rien. Durant ces deux jours, elle s’affaira a preparer des galettes de froment pour les provisions des voyageurs, du poisson seche, de la viande, et d’autres vivres qu’elle emballa et prepara pour le bateau, jusqu’a ce que Ged lui demande d’arreter, car il ne projetait pas de faire voile droit sur Selidor sans escale.
« Ou se trouve Selidor ? »
— « Tres loin dans le Lointain Ouest, ou les dragons sont aussi communs que des souris. »
— « Dans ce cas, tu ferais mieux de rester dans l’Est, car nos dragons ont la taille des souris. Tiens, voila votre viande ; es-tu certain qu’il y en a suffisamment ? Dis-moi, il y a quelque chose que je ne comprends pas : toi et mon frere etes tous deux de puissants sorciers, un geste de la main, un mot et le tour est joue. Alors, comment pouvez-vous avoir faim ? Quand vient l’heure du souper en mer, pourquoi ne pas dire simplement
— « Oh, nous pourrions le faire ! Mais nous ne tenons pas a manger nos mots, comme on dit.
— « Les sorciers ne sont donc pas cuisiniers », dit Murre, qui etait assis de l’autre cote du feu en face de Ged et sculptait un couvercle de boite de bois fin ; son metier consistait en effet a travailler le bois, mais il l’exercait sans ardeur.
— « Et les cuisiniers ne sont pas sorciers, helas », dit Achillee agenouillee pour voir si les derniers gateaux, cuisant sur une plaque au-dessus des briques de l’atre, etaient en train de brunir. « Mais je ne comprends toujours pas, Epervier. J’ai vu mon frere, et meme son apprenti, faire la lumiere dans un endroit sombre en disant simplement un seul mot : et la lumiere brille, elle est vive, ce n’est pas un mot, mais une lumiere avec laquelle on voit ou l’on marche ! »
— « Oui », repondit Ged. « La lumiere est une puissance. Une grande puissance grace a laquelle nous existons, mais qui existe au-dela de nos besoins, par elle-meme. La lumiere du soleil et celle des etoiles sont le temps, et le temps est la lumiere. Dans la lumiere du soleil, dans les jours et les annees, la se trouve la vie. Dans un lieu sombre, la vie peut requerir la lumiere – en la nommant. Mais d’ordinaire, quand on voit un sorcier nommer ou appeler quelque chose, un objet, pour qu’il apparaisse, ce n’est pas la meme chose, il n’appelle pas une puissance plus grande que lui-meme, et ce qui apparait n’est qu’une illusion. Mais appeler une chose qui n’est pas la du tout, l’appeler en enoncant son vrai nom, voila qui est une grande maitrise, dont on ne saurait faire usage a la legere. Pas pour satisfaire une simple faim. Achillee, ton petit dragon vient de voler une galette. »
Achillee avait ecoute Ged avec tant d’attention, sans le quitter un instant des yeux, qu’elle n’avait pas vu le harrekki descendre de son chaud perchoir, c’est-a-dire le crochet de la marmite, et attraper une galette plus grosse que lui. Elle prit sur ses genoux la petite bete a ecailles et lui donna des petits morceaux de galette tout en songeant a ce que Ged venait de lui dire.
— « Autrement dit, tu ne fais pas apparaitre un veritable pate a la viande sans deranger ce dont mon frere parle toujours… je ne me souviens plus du nom… »
— « L’Equilibre », repondit simplement Ged, car elle etait tres serieuse.
— « Oui. Mais quand tu as fait naufrage, tu es reparti dans une barque faite essentiellement de sorts, et elle n’a pas pris l’eau. Etait-ce une illusion ? »
— « Eh bien, en partie oui, parce que je n’aime pas tellement voir la mer a travers les trous de la coque ; je les ai donc bouches pour donner au bateau meilleure allure. Mais la resistance de la barque, elle, n’etait pas une illusion, ni une requete ; elle etait due a un art different, un sort-liant. Le bois etait lie pour etre un tout, une chose entiere, un bateau. Qu’est-ce qu’un bateau, sinon une chose qui ne prend pas l’eau ? »
— « Moi, j’en ai ecope quelques-uns, des bateaux qui prennent l’eau ! » fit Murre.
— « Oh, le mien n’aurait pas ete bien etanche non plus si je n’avais pas constamment veille au sort. » Ged se pencha, prit une galette au-dessus des briques et la fit sauter dans ses mains car elle etait fort chaude. « Moi aussi, j’ai vole une galette. »
— « Alors tu vas te bruler les doigts : Et quand tu mourras de faim en pleine mer, loin des iles, tu penseras a cette galette et tu te diras :
— « Ainsi, l’Equilibre est maintenu », observa Ged, tandis qu’elle prenait et machonnait une galette brulante a demi rotie. Elle manqua de s’etrangler de rire, mais reprenant rapidement son attitude serieuse, elle dit : « J’aimerais bien pouvoir vraiment comprendre ce que tu m’expliques, mais je suis trop idiote. »
— « Petite s?ur », lui repondit Ged, « c’est que je n’ai aucun talent pour expliquer. Si nous avions davantage de temps… »
— « Nous aurons davantage de temps », dit Achillee. « Quand mon frere reviendra, tu viendras avec lui, au moins pour quelques jours, n’est-ce pas ? »
— « Si je le puis », repondit-il galamment.
Il y eut un bref instant de silence, puis Achillee demanda, tout en regardant le harrekki regrimper sur son perchoir : « Dis-moi juste ceci, si ce n’est un secret ; quelles autres grandes puissances y a-t-il, hormis la lumiere ? »
— « Ce n’est pas un secret. Toutes les puissances, je pense, ne font qu’un tour en leur source et en leur fin. Les annees et les distances, les astres et les chandelles, l’eau, le vent et la sorcellerie, l’art de la main humaine et la sagesse des racines de l’arbre : tout s’eleve en meme temps. Mon nom, et le tien, et le vrai nom du soleil ou d’une source, ou d’un enfant qui n’a pas encore vu le jour, tous forment les syllabes du grand mot que prononce tres lentement l’eclat des etoiles. Il n’y a pas d’autre puissance. Pas d’autre nom. »
Immobilisant son couteau sur le bois sculpte, Murre demanda alors : « Et la mort ? »
La jeune fille attendit, courbant sa luisante tete noire.
— « Pour chaque mot que l’on dit », repondit doucement Ged, « il faut du silence. Avant, et apres. » Puis, subitement, il se leva en disant : « Je n’ai pas le droit de parler de ces choses-la. Le mot que j’avais a dire, je l’ai mal dit. Il est preferable que je me taise ; je ne parlerai plus. Peut-etre les tenebres sont-elles la seule veritable puissance. » Et, quittant le foyer et la chaleur de la cuisine, il prit sa cape et sortit seul dans la rue, sous la fine et froide pluie de l’hiver.