— « Il est sous le coup d’une malediction », dit Murre en le suivant d’un regard ou se lisait une certaine terreur.

— « Je crois que le voyage qu’il poursuit le mene vers sa mort », dit la fille, « c’est ce qu’il redoute, et pourtant il continue ». Elle leva la tete comme si, au travers des flammes rouges du feu, elle eut contemple le sillage d’un bateau solitaire sur les flots de l’hiver et disparaissant dans l’infini des mers desertes. Ses yeux s’emplirent un instant de larmes, mais elle ne dit mot.

Le lendemain, Vesce rentra, et il prit conge des notables d’Ismey qui ne voulaient pas le laisser partir en mer en plein hiver, pour une quete mortelle qui n’etait meme pas la sienne ; mais s’ils pouvaient lui adresser des reproches, ils etaient incapables de l’arreter. Las d’etre harcele par ces vieillards, il repliqua : « Je suis votre, par parente, par coutume et par engagement. Je suis votre sorcier. Mais il est temps que vous vous rappeliez une chose : bien qu’etant serviteur, je ne suis point votre serviteur. Je reviendrai lorsque je serai libre de revenir ; et, jusque-la, adieu ! »

Au lever du jour, tandis qu’une lumiere grisatre s’elevait de la mer a l’orient, les deux jeunes hommes quitterent le port d’Ismey a bord de Voitloin, avec une forte voile brune gonflee par le vent du nord. Debout sur le quai, Achillee les regarda partir, comme le font toutes les epouses et s?urs de marins sur toutes les cotes de Terremer quand les hommes partent en mer. Elles ne font pas un geste, ne lancent pas un cri, mais demeurent silencieuses sous le capuchon de leurs capes brunes ou grises, sur le rivage qui s’amenuise a mesure que le bateau s’eloigne et que s’etendent les flots qui les separent.

X. LA MER OUVERTE

Le port n’etait plus visible, a present, et les yeux peints sur Voitloin, noyes par les vagues, scrutaient des flots de plus en plus vastes et desoles. Il fallut deux jours et deux nuits aux compagnons pour faire la traversee d’Iffish a l’ile de Soders, une centaine de kilometres par gros temps et avec des vents contraires. Ils ne firent qu’une breve escale, le temps de remplir une outre et d’acheter une toile de voilure enduite de bitume afin de mettre une partie de leur materiel et de leurs provisions a l’abri de l’eau de mer et de la pluie, puisque leur barque n’avait pas de pont. Ils n’avaient pas veille a cela plus tot, parce que d’ordinaire les sorciers reglent ces petits details au moyen de sorts elementaires et des plus communs ; de meme, il ne faut guere plus de magie pour rendre douce l’eau de mer et s’epargner ainsi la peine d’emporter de l’eau potable. Mais Ged semblait refuser de faire appel a ses talents ou de laisser Vesce utiliser les siens. Il dit simplement : « Mieux vaut ne pas le faire », et son ami ne posa aucune question, ni ne discuta cette decision. Des que le vent avait gonfle leur voile, tous deux avaient ressenti un lourd et sinistre presage, aussi froid que ce souffle d’hiver. Le havre, les eaux tranquilles du port, la paix, la securite, tout cela a present etait derriere eux. Ils etaient partis, et sur le chemin qu’ils suivaient maintenant, tout evenement etait perilleux, et nul geste n’etait sans importance. Au cours du voyage pour lequel ils s’etaient embarques, le moindre sort prononce pouvait changer le hasard et modifier l’equilibre du pouvoir et de la malediction : car maintenant ils se dirigeaient vers le centre meme de cet equilibre, vers le lieu ou se rencontrent la lumiere et les tenebres. Ceux qui suivent une telle route ne prononcent le moindre mot sans grandes precautions.

Lorsqu’ils eurent repris la mer pour contourner les cotes de Soders, ou les pres enneiges se fondaient dans les brumes des hauteurs, Ged remit le cap au sud, et ils penetrerent bientot dans des eaux ou ne s’aventurent jamais les grands marchands de l’Archipel, les limites du Lointain.

Vesce ne posa aucune question quant a leur direction, sachant que Ged n’avait pas le choix, mais qu’il allait ou il lui fallait aller. Quand l’ile de Soders palit et s’amenuisa derriere eux, quand les vagues se mirent a siffler et a claquer sous la proue, quand il n’y eut plus autour d’eux jusqu’a la lisiere du ciel que l’immense plaine grise de la mer, Ged demanda : « Quelles terres rencontre-t-on en suivant ce cap ? »

— « Plein sud, il n’y a aucune ile apres Soders. Au sud-est, il faut naviguer longtemps pour trouver peu de chose : Pelimer, Kornay, Gosk et Astowell, qu’on appelle egalement la Derniere Ile. Au-dela, c’est la Mer Ouverte. »

— « Et au sud-ouest ? »

— « Rolomenie, qui est l’une de nos iles du Lointain Est, et quelques ilots autour, et ensuite plus rien jusqu’a ce qu’on penetre dans le Lointain Sud : Rood, Toom, et l’ile de l’Oreille ou ne vont pas les hommes. »

— « Nous y debarquerons peut-etre », fit Ged avec une grimace.

— « Je prefererais que nous n’ayons pas a le faire », lui repondit Vesce. « C’est une deplaisante partie du monde, dit-on, pleine d’ossements et de presages de malheur. Les marins racontent que des eaux de l’ile de l’Oreille et de Sorr on voit des etoiles qui ne peuvent etre vues nulle part ailleurs, et auxquelles aucun nom n’a jamais ete donne. »

— « Oui, sur le bateau qui m’a amene la premiere fois a Roke, il y avait un marin qui parlait de cela. Et il parlait aussi du Peuple des Radeaux au bout du Lointain Sud, qui ne vient a terre qu’une fois par an pour couper les grands troncs pour leurs embarcations et qui, le reste du temps, chaque jour, chaque mois, derive sur les courants de l’ocean sans voir les cotes. J’aimerais voir ces villages flottants. »

— « Pas moi », fit Vesce en souriant. « Donne-moi de la terre ferme, et des gens de la terre ; la mer dans son lit, et moi dans le mien… »

— « J’aurais aime voir toutes les villes de l’Archipel », dit Ged en tenant la corde de la voile, les yeux fixes sur l’immense desert gris qui s’etendait devant eux. « Havnor au c?ur du monde, et Ea ou sont nes les mythes, et Sheliet des Fontaines a Wey ; toutes les villes et les grands pays. Et aussi les petits pays, les terres etranges des Grands Lointains. Suivre la Passe des Dragons, et continuer vers l’ouest. Ou bien partir au nord au milieu des bancs de glace, jusqu’a la Terre de Hogen. Certains disent que cette contree est plus grande que tout l’Archipel, mais d’autres affirment que ce ne sont que recifs et rochers, avec la glace au milieu. Personne ne le sait. J’aimerais voir les baleines des mers nordiques… Mais je ne le peux pas. Je dois aller ou me conduit mon destin, et tourner le dos aux belles cotes. J’ai agi avec trop de hate, et maintenant il ne me reste guere de temps. J’ai troque tout le soleil, toutes les villes et les terres lointaines contre une poignee de pouvoir, contre une ombre, contre les tenebres. » Et, comme le font les mages-nes, Ged fit de sa peur et de ses regrets un chant, une breve lamentation a demi chantee qui n’etait pas pour lui seul ; et en reponse, son ami rappela les paroles du heros de la Geste d’Erreth-Akbe : « O puisse-je encore revoir le vif foyer de la terre, les blanches tours d’Havnor… »

Ils poursuivirent ainsi leur route sur les immenses flots delaisses. Ce jour-la, ils ne virent rien d’autre qu’un banc de poissons d’argent nageant vers le sud, mais pas un seul dauphin, pas une seule mouette, pas une seule hirondelle de mer. Comme l’orient s’assombrissait et s’embrasait l’occident, Vesce sortit a manger et a boire, fit le partage et dit : « Voici tout ce qui reste de biere. Je bois a celle qui a veille a mettre a bord le tonnelet pour les hommes qui ont soif par temps froid, a ma s?ur Achillee. »

A ces mots, Ged abandonna ses lugubres meditations, il cessa de fixer la mer et but peut-etre davantage a la sante d’Achillee qu’a celle de Vesce. En pensant a elle, il se souvint de sa sage et puerile douceur. Elle etait differente de toutes les personnes qu’il avait connues. (Quelle jeune fille avait-il d’ailleurs jamais connue ? Mais il n’avait jamais songe a cela.) « Elle est comme un petit poisson », dit-il, « comme un vairon qui nage dans un ruisseau clair… sans defense, et pourtant on ne peut la saisir. »

A ces mots, Vesce le regarda droit dans les yeux en souriant. « Tu es un mage-ne », dit-il. « Son vrai nom est Kest ». Dans l’Ancien Langage, kest signifie vairon, et Ged, qui le savait fort bien, en fut tres rejoui. Mais au bout d’un instant, il dit a voix basse : « Peut-etre n’aurais-tu pas du me dire son nom. »

Mais Vesce, qui ne l’avait pas fait a la legere, lui repondit : « Avec toi, son nom est aussi en securite que l’est le mien. Et de plus, tu le savais sans que je te le dise. »

A l’ouest, le rouge tomba en cendres, et le gris des cendres se changea en noir. Le ciel et la mer devinrent totalement obscurs. Ged s’enveloppa dans sa cape de laine et de fourrure pour s’etendre au fond de la barque et dormir. Vesce, tenant a la main la corde de la voile, se mit a chanter doucement un passage de la Geste d’Enlade, ou le chant conte de quelle maniere le mage Morred le Blanc quitta Havnor a bord de son long-vaisseau depourvu de rames et, arrivant a l’ile Solea, au printemps, apercut Elfarranne dans les vergers. Ged s’endormit avant que le chant n’en arrive a la triste fin de leur amour, avec la mort de Morred, la ruine d’Enlade, et les grandes vagues

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