ameres noyant les vergers de Solea. Aux environs de minuit, il se reveilla et tint le quart tandis que Vesce dormait a son tour. Le petit bateau, secoue par les vagues courtes, fuyant le vent fort qui s’appuyait sur sa voile, filait a l’aveuglette dans la nuit. Mais a present le ciel n’etait plus couvert, et avant l’aube la lune maigre apparut entre les nuages aux franges brunes pour repandre sur les flots une faible lueur.
« La lune est a son declin », murmura Vesce, qui s’etait reveille aux premieres lueurs de l’aurore, alors que le vent froid venait de tomber momentanement. Ged leva les yeux vers le demi-anneau blanc, au-dessus des eaux de l’est palissant, mais ne dit rien. Les nuits sans lune qui viennent juste apres le Retour du Soleil sont appelees les Friches, et sont le pole inverse des jours de la Lune et du Long Bal en ete. C’est une periode nefaste pour les voyageurs et les malades, et jamais on ne donne aux enfants leur vrai nom pendant les Friches. On ne chante pas de Gestes, on n’aiguise pas les epees ni les outils a lame, on ne prete aucun serment. C’est l’axe sombre de l’annee, ou les choses faites sont mal faites.
Trois jours apres avoir quitte Soders, en suivant les oiseaux de mer et les traines d’algues, ils parvinrent a Pelimer, une petite ile s’elevant tres haut au-dessus des flots gris. Ses habitants parlaient le hardique, mais a leur maniere propre, etrange meme aux oreilles de Vesce. Les jeunes gens y debarquerent pour faire provision d’eau fraiche et trouver quelque repit, et furent tout d’abord bien accueillis, avec force rumeur et etonnement. Dans le principal bourg de l’ile, il y avait un sorcier, mais il etait fou. Il ne parlait que du gigantesque serpent qui rongeait les fondations de Pelimer, de sorte que bientot l’ile partirait a la derive comme une barque dont on coupe les amarres, et qu’elle glisserait jusqu’au bord du monde. Au debut, il salua courtoisement les deux sorciers, mais tandis qu’il parlait du grand serpent, il se mit a regarder Ged de biais, puis il commenca a les invectiver en pleine rue, les traitant d’espions et de serviteurs du Serpent de Mer. Apres cela, les Pelimeriens les considererent avec froideur, puisque, bien que fou, cet homme etait leur sorcier. Aussi Ged et Vesce ne demeurerent-ils pas longtemps dans cette ile. Ils repartirent avant la tombee de la nuit, toujours en direction du sud et de l’est.
Durant ces jours et ces nuits de navigation, jamais Ged ne parla de l’ombre, ni, de facon directe, de sa quete ; et pour toute question, Vesce demanda (alors qu’ils suivaient toujours la meme route les eloignant de plus en plus des iles connues de Terremer) : « Es-tu certain ?… » A cela Ged repondit simplement : « Le fer est-il certain de l’endroit ou se trouve l’aimant ? » Vesce hocha la tete, et ils poursuivirent sans rien ajouter. Mais de temps en temps ils parlerent des arts et des procedes que les mages des jours anciens avaient utilises pour deceler le nom secret de puissances et d’etres nefastes : de quelle maniere Nereger de Pain avait appris le nom du Mage Noir, en surprenant la conversation des dragons, et comment Morred avait lu le nom de son ennemi dans les gouttes de pluie tombees sur la poussiere du champ de bataille des Plaines d’Enlade. Ils parlerent des sorts- trouvants, des invocations, des Questions a Reponses que seul peut poser le Maitre Modeleur de Roke. Mais, souvent, Ged terminait en murmurant les mots qu’Ogion lui avait souffles sur l’epaulement de la Montagne de Gont, un jour d’automne bien lointain : « Pour entendre, il faut etre silencieux… » Et il observait le silence, et meditait des heures et des heures en contemplant sans repit les flots qui s’ouvraient devant la barque. Parfois, il semblait a Vesce que son ami, au-dela des vagues, des milles et des jours gris encore a venir, apercevait deja la chose qu’ils poursuivaient et la sombre fin de leur voyage.
Ils passerent par gros temps entre Kornay et Gosk sans voir les deux iles a cause du brouillard et de la pluie ; ils ne surent que le lendemain qu’ils les avaient doublees, lorsqu’ils apercurent devant eux une ile de hautes falaises herissees au-dessus desquelles tournoyaient d’immenses bandes de mouettes dont la clameur se faisait entendre tres loin sur les flots. Vesce dit : « Si l’on se fie aux apparences, ce doit etre Astowell. La Derniere Ile. A l’est et au sud de cette ile, la carte est nue. »
— « Et cependant, ceux qui vivent la peuvent connaitre d’autres terres », observa Ged.
— « Pourquoi dis-tu cela ? » s’enquit Vesce, car Ged avait parle avec apprehension ; et sa reponse, de nouveau, fut etrange et heurtee. « Pas la », dit-il en regardant dans la direction d’Astowell, ou plus loin, ou a travers. « Pas ici. Pas sur la mer. Pas sur la mer, mais sur la terre ferme : quelle terre ? Avant les chutes de la Mer Ouverte, au-dela des sources, derriere les portes du jour… »
Puis il se tut, et lorsqu’il parla de nouveau, ce fut avec sa voix habituelle, comme s’il venait d’etre delivre d’un sortilege ou d’une vision et n’en conservait aucun souvenir precis.
Situe a l’embouchure d’un petit cours d’eau entre des hauteurs rocheuses, le port d’Astowell se trouvait sur la cote nord de l’ile, et toutes les cabanes du bourg etaient tournees vers le nord ou vers l’ouest. Comme si l’ile, malgre l’immense distance, eut toujours garde le visage tourne vers Terremer, vers l’humanite.
L’arrivee des etrangers suscita effroi et agitation, a cette epoque ou nul bateau n’avait jamais brave les eaux proches de l’ile. Les femmes resterent toutes dans leurs cabanes a claies, cachant leurs enfants derriere leurs jupes et regardant par la porte, puis elles battirent en retraite dans l’obscurite lorsque les etrangers monterent du rivage. Les hommes, maigres et mal vetus pour lutter contre le froid, se rassemblerent solennellement en cercle autour de Vesce et de Ged, chacun tenant a la main une hachette de pierre ou un couteau de coquillage. Mais, une fois leur peur dissipee, ils firent tres bon accueil aux etrangers et il n’y eut aucun repit a leurs questions. Il etait tres rare qu’un bateau vienne chez eux, meme en provenance de Soders ou de Rolamenie, car ils n’avaient rien a troquer contre le bronze et les fines marchandises. Ils n’avaient meme pas de bois, et leurs bateaux etaient des coracles en osier ; il fallait etre rudement brave pour aller jusqu’a Gosk ou Kornay a bord de telles embarcations. Ils vivaient la entierement isoles, a la lisiere de toutes cartes. Ils n’avaient ni sorciere ni sorcier, et parurent ne pas apprecier les batons des jeunes sorciers pour ce qu’ils etaient, admirant seulement la precieuse matiere dont ils etaient faits, le bois. Leur chef, l’Ilien, etait tres vieux ; et, de tout son peuple, lui seul avait deja vu un homme ne dans l’Archipel. C’est pourquoi ils s’emerveillerent a la vue de Ged : les hommes firent venir leurs jeunes enfants pour leur montrer l’Archipelien, afin qu’ils se souvinssent de lui lorsqu’ils seraient vieux. Ils n’avaient jamais entendu parler de Gont, mais seulement d’Havnor et d’Ea, aussi le prenait-on pour un Seigneur d’Havnor. Il fit son possible pour repondre a toutes les questions sur la ville blanche qu’il n’avait jamais vue. Mais, vers la fin de la soiree, il n’y tint plus et finit par interroger les hommes du village masses dans une grande hutte, autour d’un feu malodorant, car les crottes de chevre et les fagots de genets etaient leur seul combustible. « Qu’y a-t-il a l’est de votre pays ? »
Les hommes resterent silencieux, les uns souriants, les autres sombres.
— « La mer », repondit l’Ilien.
— « N’y a-t-il pas d’ile plus loin ? »
— « Ceci est la Derniere Ile. Il n’y a pas d’ile plus loin. Il n’y a plus que de l’eau jusqu’au bord du monde. »
— « Ces hommes sont des sages, pere », dit un homme plus jeune. « Ils traversent les mers, ce sont des voyageurs. Peut-etre connaissent-ils un pays que nous ne connaissons pas. »
— « Il n’y a pas d’ile a l’est de cette ile », repeta le vieil homme ; il devisagea longuement Ged et ne lui adressa plus la parole.
Cette nuit-la, les compagnons dormirent dans la chaleur enfumee de la hutte. Avant le lever du jour, Ged secoua son ami en lui chuchotant : « Reveille-toi, Estarriol. Nous ne pourrons pas rester, il nous faut partir. »
— « Si tot ? Mais pourquoi ? » demanda Vesce, encore tout ensommeille.
— « Il n’est pas tot, il est tard ! Je l’ai suivie trop lentement. Elle a decouvert un moyen de s’enfuir, et ainsi de me vaincre. Elle ne doit pas m’echapper, car je dois la suivre ou qu’elle aille. Si je la perds, je suis perdu. »
— « Ou allons-nous la suivre ? »
— « Vers l’est. Viens, j’ai rempli d’eau les outres. »
Et ils quitterent la hutte. Tout le monde dormait encore au village, a l’exception d’un bebe qui pleura un peu dans l’une des cabanes obscures, puis se rendormit. A la faible lueur des etoiles, ils retrouverent leur chemin jusqu’a l’embouchure de la petite riviere, detacherent
Ce jour-la, ils eurent un ciel clair. Le vent du monde etait froid et soufflait du nord-est par rafales, mais Ged avait leve le vent de mage : son premier acte de magie depuis son depart de l’Ile des Mains. Ils filerent vers l’est. Le choc des grandes vagues fumantes et illuminees par le soleil secouait la barque, mais elle se comportait fort honnetement, comme l’avait promis le pecheur qui l’avait construite, repondant aussi bien au vent de mage que n’importe quel bateau de Roke couvert de sorts.
Ged ne parla pas du tout ce matin-la, sinon pour renouveler le pouvoir du sort destine au vent ou faire conserver a la voile la force de son charme, et Vesce acheva son somme, non sans difficulte, il est vrai, a l’arriere