« Qu’est-ce donc ? » demanda-t-elle. « Cette cicatrice. »
Il ne repondit pas tout de suite.
— « Un dragon ? » fit-elle, dans une tentative ironique. N’etait-elle pas venue ici pour narguer sa victime, le tourmenter en lui demontrant son impuissance ?
— « Non, pas un dragon. »
— « Tu n’es donc pas Maitre des Dragons, du moins. »
— « Si », dit-il, avec une certaine reticence. « Je
— « Que veux-tu dire ? Quel nom ? »
— « Je ne puis vous le reveler », fit-il en souriant, bien que son visage demeurat grave.
— « C’est une absurdite, un bavardage de fou, un sacrilege. Ils sont les Innommables ! Tu ne sais pas de quoi tu parles… »
— « Si, Pretresse ! Meme mieux que vous », dit-il, tandis que sa voix devenait plus profonde. « Regardez encore ! » Il tourna la tete de sorte qu’elle fut obligee de voir les quatre terribles marques en travers de sa joue.
« Je ne te crois pas », dit-elle, la voix tremblante.
— « Pretresse », dit-il doucement ; « vous n’etes pas tres vieille ; vous ne pouvez etre depuis tres longtemps au service des Tenebreux. »
— « Mais si. Depuis tres longtemps ! Je suis la Premiere Pretresse, la Reincarnee. Je sers mes maitres depuis un millier d’annees, et un millier d’annees encore avant cela. Je suis leur servante, et leur voix et leurs mains. Et je suis leur vengeance sur ceux qui souillent les Tombeaux et contemplent ce qui ne doit pas etre vu ! Cesse de mentir et de te vanter ; ne vois-tu pas qu’il suffit d’un mot pour que mon garde vienne et te tranche la tete ? Et si je m’en vais et verrouille cette porte, personne ne viendra, jamais, et tu mourras ici dans le noir, et ceux que je sers mangeront ta chair et devoreront ton ame, et ne laisseront que tes os dans la poussiere. »
Il hocha la tete d’un air calme.
Elle bredouilla, et ne trouvant plus rien a dire, quitta la piece d’un air majestueux, bouclant sur elle la porte avec un bruit retentissant. Qu’il croie donc qu’elle ne reviendrait plus ! Qu’il sue de peur, la dans le noir, qu’il la maudisse et tremble, et tente d’operer ses charmes inutiles et detestables !
Mais en pensee elle le vit s’etirer avant de dormir, comme elle l’avait vu faire devant la porte en fer, serein comme un mouton dans un pre ensoleille.
Elle cracha sur la porte verrouillee, fit le signe qui ecartait la souillure, et s’en alla, presque en courant, dans l’En-Dessous des Tombeaux.
Comme elle longeait le mur pour se rendre a la trappe dans la Salle, ses doigts effleuraient les plans et les nervures fines du rocher, pareils a une dentelle figee. Le desir la saisit d’allumer sa lanterne, pour revoir, juste un instant, la pierre ciselee par le temps, le chatoiement delicat des murs. Elle ferma les yeux tres fort et poursuivit en hate son chemin.
VII. LE GRAND TRESOR
Jamais les rites et les taches quotidiennes n’avaient paru si nombreux, si insignifiants, ni si longs. Les petites filles au visage pale et aux manieres furtives, les novices agitees, les pretresses dont l’apparence etait austere et froide mais dont la vie n’etait qu’un secret melange de jalousies, de miseres, de petites ambitions et de vaines passions – toutes ces femmes, parmi lesquelles elle avait toujours vecu et qui constituaient pour elle l’humanite, lui apparaissaient maintenant a la fois pitoyables et ennuyeuses.
Mais elle, qui servait les grandes puissances, elle, la pretresse de la Nuit inexorable, etait affranchie de cette mediocrite. Elle n’avait pas a se soucier de la mesquinerie ecrasante de la vie commune, de ces journees dont le seul plaisir a esperer etait d’obtenir sur ses lentilles une plus grosse louche de graisse de mouton que la voisine… Elle etait entierement affranchie de ces journees. Sous terre, il n’y avait pas de jours. Il n’y avait seulement et toujours que la nuit.
Et dans cette nuit sans fin, le prisonnier : l’homme noir, praticien d’arts noirs, enchaine par le fer et enferme par la pierre, qui attendait qu’elle vienne, ou ne vienne pas, qu’elle lui apporte de l’eau, du pain et la vie, ou un couteau et une bassine de sacrifice, et la mort, selon sa fantaisie.
Elle n’avait parle de l’homme qu’a Kossil, et Kossil n’en avait parle a personne d’autre. Il etait dans la Chambre Peinte depuis trois jours et trois nuits a present, et Kossil ne s’etait pas encore enquise de lui aupres d’Arha. Peut-etre supposait-elle qu’il etait mort, et qu’Arha avait fait porter par Manan son cadavre dans la Chambre des Ossements. Cela ne ressemblait pas a Kossil de prendre quoi que ce soit pour argent comptant : mais Arha se disait que son silence n’avait rien d’etrange. Kossil aimait que tout fut tenu secret, et detestait poser des questions. En outre, Arha lui ayant dit de ne pas s’immiscer dans ses affaires, Kossil ne faisait qu’obeir.
Cependant, si l’homme etait cense etre mort, Arha ne pouvait demander de nourriture pour lui. Aussi, a part quelques pommes et des oignons seches voles dans les caves de la Grande Maison, elle se passait de nourriture. Elle se faisait porter les repas du matin et du soir a la Petite Maison, pretendant qu’elle voulait manger seule, et chaque nuit descendait les aliments a la Chambre Peinte dans le Labyrinthe, excepte les soupes. Elle avait l’habitude de jeuner, jusqu’a quatre jours de suite, et n’y attachait pas d’importance. L’etre prisonnier dans le Labyrinthe avalait ses maigres portions de pain, de fromage et de haricots comme un crapaud gobe une mouche : un coup de dent, et tout avait disparu. De toute evidence, il aurait pu en manger cinq ou six fois plus ; mais il la remerciait calmement, comme s’il eut ete son invite et elle l’hotesse, a une table comme celle dont elle avait entendu parler, dans les festins du palais du Dieu-Roi, garnie de viandes roties et de pain beurre, et de vin en flacons de cristal. Il etait tres bizarre.
« A quoi ressemblent les Contrees de l’Interieur ? »
Elle avait apporte un petit tabouret d’ivoire pliant, a pieds croises, afin de ne pas rester debout tandis qu’elle le questionnait, sans pourtant devoir s’asseoir par terre, a son niveau.
— « Eh bien, il y a plusieurs iles. Quatre fois quarante, dit-on, dans l’Archipel seul, et puis il y a les Lointains ; nul n’a jamais parcouru les Lointains en entier, ni compte toutes les terres. Et chacune est differente des autres. Mais la plus belle de toutes est peut-etre Havnor, le grand pays au centre du monde. Au c?ur de Havnor, sur une vaste baie emplie de vaisseaux, se trouve la Cite de Havnor. Les tours en sont de marbre blanc. La maison de chaque prince et de chaque marchand comporte une tour, et elles se dressent plus haut les unes que les autres. Les toits sont de tuile rouge, et tous les ponts sur les canaux sont couverts de mosaique, rouge, bleue et verte. Et les bannieres des princes sont de toutes les couleurs, et flottent sur les tours blanches. Sur la plus haute de toutes se dresse l’Epee d’Erreth-Akbe, tel un pinacle, vers le ciel. Quand le soleil se leve sur Havnor, c’est sur cette lame qu’il se reflete d’abord, et il la fait etinceler ; et quand il se couche, l’Epee est d’or, et demeure ainsi encore un moment apres la tombee du soir. »
— « Qui etait Erreth-Akbe ? » dit-elle insidieusement.
Il leva les yeux vers elle, ne dit rien, mais sourit legerement. Puis, comme apres reflexion, il dit : « Il est vrai que vous ne devez pas savoir grand-chose de lui ici. Seulement sa venue en pays Kargue, peut-etre. Et de cette histoire, que savez-vous ? »
— « Qu’il a perdu son baton de magicien, son amulette et son pouvoir – comme toi », repondit-elle. « Il a echappe au Grand Pretre et a fui vers l’Ouest, et les dragons l’ont tue. Mais s’il etait venu jusqu’aux Tombeaux, les dragons auraient ete inutiles. »
— « C’est juste », dit le prisonnier.
Elle ne voulait pas parler davantage d’Erreth-Akbe, pressentant le danger de ce sujet. « C’etait un Maitre des Dragons, raconte-t-on. Et tu dis en etre un. Explique-moi ce qu’est un Maitre des Dragons. »
Son ton etait toujours railleur, et les reponses de l’homme simples et directes, comme s’il l’eut crue de bonne foi.
— « Quelqu’un a qui les dragons acceptent de parler. C’est cela, un Maitre des Dragons ; ou du moins, c’est la l’essentiel de l’affaire. Il ne s’agit pas de dompter les dragons, comme le croient la plupart des gens. Les