du desespoir, le regard de quelqu’un qui a ete trahi.

« Tu as dit que tu voulais rester en vie. C’est le seul endroit, a ma connaissance, ou cela soit possible. Kossil te tuera ou m’obligera a te tuer, Epervier, mais ici, elle ne peut t’atteindre. »

Il ne dit toujours rien.

« Tu n’aurais jamais pu sortir des Tombeaux, de toute maniere, ne le vois-tu pas ? Cela ne fait pas de difference. Et du moins es-tu parvenu au… au terme de ton voyage. Ce que tu cherchais est ici. »

Il s’assit sur l’un des immenses coffres, l’air epuise. La chaine trainante sonna durement contre la pierre. Il contempla autour de lui les murs gris et les ombres, puis la regarda.

Elle detourna les yeux vers les coffres de pierre. Elle n’avait nul desir de les ouvrir. Peu lui importaient les merveilles putrefiees qu’ils contenaient.

«  Tu n’as pas besoin de cette chaine ici. » Elle alla a lui et detacha la ceinture de fer, et ota de ses bras la ceinture de cuir de Manan. « Je dois verrouiller la porte, mais quand je viendrai, je te ferai confiance. Tu sais que tu ne peux pas sortir d’ici – que tu ne dois pas essayer de le faire. Je suis leur vengeance, j’accomplis leur volonte ; mais si je les trahis – si tu trahis ma confiance – ils se vengeront. Tu ne dois pas essayer de quitter cette piece, en me faisant du mal ou en me jouant un tour quand je viendrai. Tu dois me croire. »

— « Je ferai ce que vous me dites », fit-il avec douceur.

— « J’apporterai de l’eau et de la nourriture quand je le pourrai. Il n’y en aura guere ; de l’eau en suffisance, mais pas beaucoup de nourriture pendant un moment ; je commence a avoir faim, vois-tu. Assez toutefois pour te maintenir en vie. Il se peut que je ne revienne pas avant un jour ou deux, peut-etre meme plus. Il faut que je fasse perdre ta piste a Kossil. Mais je viendrai. Je te le promets. Voici la gourde. Economise l’eau, car je ne puis revenir avant quelque temps. Mais je reviendrai. »

Il leva son visage vers elle. Son expression etait etrange. «  Prends garde, Tenar », dit-il.

VIII. NOMS

Elle ramena Manan dans le noir a travers les chemins sinueux, et le laissa dans les tenebres de l’En- Dessous des Tombeaux, afin qu’il y creusat la fosse destinee a prouver a Kossil que le voleur avait bel et bien ete chatie. Il etait tard, et elle alla droit a la Petite Maison pour se coucher. Durant la nuit, elle s’eveilla brusquement ; elle se rappelait avoir laisse son manteau dans la Chambre Peinte. Il n’aurait pour se rechauffer dans ce caveau humide que le court manteau qu’il portait, pour lit que la pierre empoussieree. Un tombeau froid, un tombeau froid ! Songea-t-elle, malheureuse ; mais elle etait trop lasse pour se reveiller tout a fait, et glissa bientot a nouveau dans le sommeil. Elle se mit a rever. Elle reva aux ames des morts, sur les murs de la Chambre Peinte, les personnages pareils a de grands oiseaux depenailles, avec des pieds, des mains et des visages humains, tapis dans la poussiere des lieux obscurs. Ils ne pouvaient voler. L’argile etait leur nourriture et la poussiere leur breuvage. C’etaient les ames de ceux qui ne renaissaient point, les peuples anciens et les incroyants, ceux que les Innommables avaient devores. Ils etaient tapis tout autour d’elle dans l’ombre, et par moment emettaient de faibles cris ou des piaulements. L’un d’eux vint tout pres d’elle. Elle fut d’abord effrayee et tenta de s’eloigner, mais elle ne pouvait bouger. Celui-la avait une tete d’oiseau, et non une tete humaine ; mais ses cheveux etaient dores, et il disait avec une voix de femme : « Tenar », tendrement, doucement, « Tenar ».

Elle se reveilla. Sa bouche etait obstruee par de l’argile. Elle se trouvait dans une tombe, sous terre. Ses bras et ses jambes etaient entraves par des linges funeraires et elle ne pouvait ni bouger ni parler.

Son desespoir devint si grand qu’il fit eclater sa poitrine, et comme un oiseau de feu fracassa la pierre pour s’envoler dans la lumiere du jour – la lumiere du jour qui entrait faiblement dans sa chambre sans fenetre.

Eveillee reellement cette fois, elle se redressa, epuisee par les reves de cette nuit, l’esprit embrume. Elle passa ses vetements, et se rendit a la citerne, dans la cour entouree de murs de la Petite Maison. Elle plongea ses bras et son visage, sa tete entiere, dans l’eau glacee, jusqu’a ce que son corps tressaille de froid et que son sang circule rapidement. Puis, rejetant en arriere sa chevelure ruisselante, elle se releva et contempla le ciel matinal.

C’etait peu apres le lever du soleil, un beau jour d’hiver. Le ciel etait jaunatre, tres clair. La-haut, si haut qu’il captait la lumiere du soleil et brulait comme une moucheture d’or, un oiseau decrivait des cercles, un epervier ou un aigle du desert.

« Je suis Tenar », dit-elle, a voix basse, et elle trembla de froid, et de terreur, et d’exaltation, la, sous le vaste ciel baigne de soleil. « J’ai retrouve mon nom. Je suis Tenar ! »

La moucheture d’or vira vers l’ouest, en direction des montagnes, et disparut. Le soleil levant dorait l’avant- toit de la Petite Maison. Les clochettes des moutons sonnaient, en bas dans la bergerie. L’odeur de la fumee de bois et de la bouillie de sarrasin s’echappant des cheminees de la cuisine flottait dans le vent frais et pur.

« J’ai tellement faim… Comment a-t-il su ? Comment a-t-il su mon nom ?… Oh, il faut que je mange, j’ai tellement faim… »

Elle releva son capuchon et courut dejeuner.

Ce repas, apres trois jours d’un demi-jeune, la fit se sentir plus solide, comme lestee ; elle ne se sentait plus aussi eperdue, aussi nerveuse ni aussi effrayee. Elle se sentait tout a fait capable, apres ce dejeuner, d’affronter Kossil.

Sortant du refectoire de la Grande Maison, elle s’approcha de la haute et corpulente silhouette et dit a voix basse : « J’en ai fini avec le voleur… Quelle belle journee nous avons la ! »

Les yeux gris et froids la contemplerent de biais sous le capuchon noir.

— « Je croyais que la Pretresse devait s’abstenir de manger pendant trois jours apres un sacrifice humain ? »

C’etait vrai. Arha l’avait oublie, et cela se voyait sur son visage.

— « Il n’est pas encore mort », finit-elle par dire, tentant de feindre le ton d’indifference qui lui etait venu si facilement un moment auparavant « Il est enterre vivant. Sous les Tombeaux. Dans un cercueil. Il passe un peu d’air, le cercueil n’est pas scelle, et il est de bois. Ce sera, une mort tres lente. Quand je saurai qu’il est mort, je commencerai le jeune. »

— « Comment le saurez-vous ? »

Demontee, elle hesita a nouveau. « Je le saurai. Les… Mes Maitres me le diront. »

— « Je vois. Ou se trouve la fosse ? »

— « Dans l’En-Dessous des Tombeaux. J’ai dit a Manan de la creuser sous la Pierre Lisse. » Elle ne devait pas repondre aussi vite, sur ce ton d’apaisement ridicule ; il lui fallait garder sa dignite vis-a-vis de Kossil.

— « Vivant, dans un cercueil de bois ? C’est une chose risquee avec un sorcier, maitresse. Vous etes-vous assuree que sa bouche fut baillonnee afin qu’il ne puisse dire ses sortileges ? Ses mains sont-elles attachees ? Ils peuvent tisser des envoutements d’un mouvement de doigt, meme quand ils ont la langue coupee. »

— « Il n’y a pas de magie ; ce ne sont la que des supercheries », dit la jeune fille en haussant la voix. « Il est enterre, et mes Maitres attendent son ame. Et le reste ne vous concerne pas, pretresse ! »

Cette fois elle etait allee trop loin. D’autres pouvaient l’entendre ; Penthe et quelques autres filles, Duby, et la pretresse Mebbeth etaient tous a portee de voix. Les jeunes filles etaient tout oreilles, et Kossil en avait conscience.

— « Tout ce qui se passe ici me concerne, maitresse. Tout ce qui se passe dans son royaume concerne le Dieu-Roi, l’Homme Immortel, dont je suis la servante. Jusque dans les lieux souterrains et le c?ur des hommes son regard penetre, et nul peut lui interdire l’entree ! »

— « Je le puis, moi. Dans les Tombeaux, nul ne peut entrer si les Innommables le defendent. Ils etaient, avant votre Dieu-Roi, et seront toujours apres lui. Parlez d’eux avec egards, pretresse. N’appelez pas sur vous leur vengeance. Ils penetreront vos reves, et les coins tenebreux de votre esprit, et vous deviendrez folle. »

Les yeux de la jeune fille flamboyaient. Le visage de Kossil etait dissimule dans le noir capuchon. Penthe et les autres observaient, terrifiees et passionnees.

— « Ils sont vieux », fit la voix de Kossil, tout bas, en un son tenu et sifflant qui sortait des profondeurs du capuchon. « Ils sont vieux. Leur culte a ete oublie, sauf en ce lieu. Leur pouvoir a disparu. Ce ne sont plus que des ombres. Ils n’ont plus aucun pouvoir. N’essayez pas de m’effrayer, Devoree. Vous etes la Premiere Pretresse ;

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