front, puis alla boire a nouveau a la gourde. Il rompit un quignon de pain, et pour le manger s’assit sur le coffre en face d’elle.

Ce qu’il disait etait vrai ; elle sentait un poids, une pression sur son esprit, qui semblait obscurcir et embrouiller toute pensee, tout sentiment. Pourtant, elle n’etait pas terrifiee comme elle l’avait ete en traversant seule les couloirs. Seul le silence absolu a l’exterieur de la salle lui paraissait redoutable. Pourquoi cela ? Jamais auparavant elle n’avait craint le silence souterrain. Mais jamais non plus elle n’avait auparavant desobei aux Innommables, jamais elle ne s’etait opposee a eux.

Elle emit finalement un petit rire plaintif. « Nous sommes assis sur le plus grand tresor de l’Empire », dit- elle. « Le Dieu-Roi donnerait toutes ses epouses pour l’un de ces coffres. Et nous n’avons pas meme souleve un couvercle. »

— « Moi si », dit l’Epervier, tout en mastiquant.

— « Dans le noir ? »

— « J’ai fait un peu de lumiere. Une lumiere de mage. C’etait difficile, ici. Meme avec mon baton, c’aurait ete difficile ; et sans lui, c’etait comme d’essayer d’allumer un feu sous la pluie avec du bois mouille. Mais elle a fini par venir. Et j’ai trouve ce que je cherchais. »

Elle leva lentement la tete pour le regarder. « L’anneau ? »

— « La moitie de l’anneau. Tu possedes l’autre moitie. »

— « Moi ? L’autre moitie a ete perdue… »

— « Et retrouvee. Je la portais a une chaine autour de mon cou. Tu me l’as enlevee, me demandant si je ne pouvais me payer un meilleur talisman. Le seul talisman qui surpasse la moitie de l’Anneau d’Erreth-Akbe serait l’anneau complet. Mais, comme on dit, la moitie d’un pain vaut mieux que point de pain. Ainsi, maintenant, tu as ma moitie, et j’ai la tienne. » Il lui sourit a travers les ombres du tombeau.

— « Tu as dit, lorsque je l’ai prise, que je ne saurais pas m’en servir. »

— « C’etait vrai. »

— « Et toi, tu sais ? »

Il acquiesca.

« Dis-moi. Dis-moi ce qu’est cet anneau, et comment tu as trouve la moitie qui etait perdue, et comment tu es venu ici, et pourquoi. Il faut que tout cela , je le sache, et alors peut-etre saurai-je ce que je dois faire. »

— « Peut-etre le sauras-tu, oui… D’accord. Ce qu’est l’Anneau d’Erreth-Akbe ? Comme tu peux le voir, son aspect n’a rien de precieux, et ce n’est meme pas un anneau. Il est trop grand. Un bracelet, peut-etre, bien qu’il paraisse trop petit pour cela. Nul ne sait pour quel usage il a ete concu. Elfarran la Belle le portait jadis, avant que l’Ile de Solea ne se perdit sous la mer ; et l’anneau etait deja ancien en ce temps. Il est enfin parvenu entre les mains d’Erreth-Akbe… Le metal est de l’argent trempe, et il est perce de neuf trous. A l’exterieur est grave un dessin qui ressemble a des vagues, et a l’interieur figurent neuf Runes de Pouvoir. La moitie en ta possession porte quatre runes et un peu d’une autre ; et il en est de meme pour la mienne. La cassure a coupe ce symbole juste au milieu, et l’a detruit. C’est ce qu’on appelle, depuis lors, la Rune Perdue. Les huit autres sont connues des Mages : Pirr, qui protege de la folie, du feu, et du vent, Ges, qui donne l’endurance, et ainsi de suite. Mais la rune brisee etait celle qui liait les terres. C’etait la Rune-Lien, le signe de l’autorite, le signe de la paix. Aucun roi ne pouvait gouverner convenablement s’il ne le faisait point sous ce signe. Mais personne ne sait comment on l’ecrivait. Depuis qu’on l’a perdu, il n’y a plus eu de grand roi a Havnor. Il y a eu des princes et des tyrans, et des guerres et des querelles entre toutes les contrees de Terremer. »

« Aussi, les seigneurs les plus sages et les Mages de l’Archipel voulaient-ils l’Anneau d’Erreth-Akbe, afin de reconstituer la rune perdue. Mais ils ont fini par renoncer a envoyer des hommes a sa recherche, puisque nul ne pouvait s’emparer de la moitie se trouvant dans les Tombeaux d’Atuan, et que l’autre moitie, qu’Erreth-Akbe avait donnee a un roi Kargue, etait depuis longtemps perdue. Ils disaient que cette quete etait vaine. Il y a de cela plusieurs siecles. »

« Et voici comment je me suis trouve mele a cette histoire. Alors que j’etais un peu plus age que toi, je me suis lance dans une… poursuite, une sorte de chasse a travers les mers. Ce que je chassais m’a joue un tour, et j’ai echoue sur une ile deserte, pas tres loin des cotes de Karego-At et d’Atuan, au sud-ouest d’ici. C’etait un petit ilot, guere plus qu’un banc de sable, avec de longues dunes herbeuses dans le milieu, une source d’eau salee, et c’est tout. »

« Deux personnes y vivaient cependant. Un vieil homme et une femme ; le frere et la s?ur, je crois. Je les terrifiais. Ils n’avaient pas vu de visage humain depuis… combien de temps ? Des annees, des dizaines d’annees. Mais j’etais dans le besoin, et ils furent bons envers moi. Ils avaient une hutte faite d’epaves, et un feu. La vieille femme me donna a manger : des moules qu’elle cueillait sur les rochers a maree basse, de la viande sechee d’oiseaux de mer, qu’ils tuaient en leur jetant des pierres. Elle avait peur, peur de moi, mais elle me nourrit. Comme je ne faisais rien pour l’effrayer, elle en arriva a me faire confiance, et me montra son tresor. Elle aussi possedait un tresor… Une petite robe. Toute de soie perlee. Une petite robe d’enfant, une robe de princesse. Elle-meme etait vetue de peaux de phoque non sechees. »

« Nous ne pouvions guere communiquer. J’ignorais la langue Kargue a cette epoque, et eux ne connaissaient aucun langage de l’Archipel, et assez peu celui qui etait leur. On avait du les amener la lorsqu’ils etaient de jeunes enfants, et les abandonner a la mort. Je ne sais pas pourquoi, et je doute qu’ils le sussent. Ils ne connaissaient rien d’autre que l’ile, le vent et la mer. Mais quand je suis parti, elle me fit un cadeau. Elle me donna la moitie perdue de l’Anneau d’Erreth-Akbe. »

Il marqua une pause.

« J’ignorais, autant qu’elle, a quoi il pouvait servir… Le plus fantastique cadeau de notre ere ; et il fut donne par une pauvre vieille idiote en peaux de phoque a un rustre qui le fourra dans sa poche, dit merci, et reprit la mer !… J’ai donc continue ma route, et fait ce que j’avais a faire. Puis d’autres choses se sont presentees, je suis parti pour la Passe des Dragons a l’ouest, et ainsi de suite. Mais j’ai constamment garde cet objet sur moi, car j’eprouvais de la gratitude envers cette vieille femme, qui m’avait donne le seul present qu’elle eut a offrir. J’ai passe une chaine dans l’un des trous, et l’ai porte ainsi, sans jamais lui accorder une pensee. Puis un jour, sur Selidor, l’Extreme Ile, la terre ou Erreth-Akbe perit au cours de sa lutte contre le dragon Orm – sur Selidor, je me suis entretenu avec un dragon de la lignee d’Orm. Il m’a dit ce qu’etait l’objet que je portais sur ma poitrine. »

« Il trouvait tres comique que je ne le sache point. Les dragons nous trouvent amusants. Mais ils se souviennent d’Erreth-Akbe ; de lui, ils parlent comme s’il eut ete un dragon, et point un homme. »

« Quand j’eus regagne les Iles du Centre, j’allai enfin a Havnor. Je suis ne sur Gont, qui se trouve non loin a l’ouest de votre pays Kargue, et j’avais beaucoup voyage depuis ; mais jamais je n’etais alle a Havnor. Il etait temps que je m’y rende. Je vis les tours blanches, et parlai aux grands personnages, marchands, princes et seigneurs des domaines anciens. Je leur dis ce que j’avais en ma possession. Je leur dis que, s’ils le voulaient, j’irais chercher le reste de l’anneau dans les Tombeaux d’Atuan, afin de retrouver la Rune Perdue, la cle de la paix. Car nous avons grand besoin de paix dans le monde. Ils me prodiguerent force eloges ; et l’un d’eux me donna meme de l’argent pour mes provisions. J’appris donc votre langue, et arrivai a Atuan. »

Il se tut fixant les ombres devant lui.

— « Les gens de nos villes ne t’ont-ils pas reconnu pour un homme de l’Ouest, a cause de ta peau, de ta prononciation ? »

— « Oh, il est facile d’abuser les gens », dit-il, l’air plutot absent « quand on connait des tours. Il suffit de quelques changements-illusions, et personne, sauf un autre mage, n’y verra rien. Et vous n’avez ni sorciers ni mages, ici, dans le pays Kargue. C’est bien etrange. Vous avez banni tous vos sorciers il y a bien longtemps, et interdit la pratique de l’Art de Magie ; et a present, c’est a peine si vous y croyez. »

— « On m’a appris a ne pas y croire. C’est contraire aux enseignements des Pretres-Rois. Mais je sais que seule la sorcellerie a pu t’amener jusqu’aux Tombeaux, et te faire franchir la porte de roc rouge. »

— « Pas seulement la sorcellerie, mais egalement de bons conseils. Nous employons l’ecriture plus que vous ne le faites, je crois. Sais-tu lire ? »

— « Non. C’est un des arts noirs. »

Il hocha la tete. « Mais un art utile. Un voleur malchanceux a laisse certaines descriptions des Tombeaux d’Atuan, et des instructions permettant d’y entrer, si l’on connait l’un des Grands Sorts d’Ouverture. Tout cela a ete consigne dans un livre conserve, dans le tresor d’un prince d’Havnor. Il m’a permis de le lire. C’est ainsi que je

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