cela ne signifie-t-il pas aussi que vous etes la derniere ?… Vous ne pouvez me duper. Je vois dans votre c?ur. Les tenebres ne cachent rien a mon egard. Prenez garde, Arha ! »
Elle reprit son chemin, de son pas mesure et massif, ecrasant sous ses pieds lourds chausses de sandales les herbes etoilees de givre, pour se rendre a la maison aux piliers blancs, celle du Dieu-Roi.
La jeune fille demeurait la, mince et sombre, comme petrifiee, dans la cour, devant la Grande Maison. Personne ni rien ne bougeait a part Kossil, dans ce vaste paysage de la cour et du temple, de la colline, de la plaine desertique et de la montagne.
« Puissent les Innommables devorer ton ame, Kossil ! » hurla-t-elle d’une voix pareille au cri du faucon, et, levant le bras, la main tendue et rigide, elle jeta un sort sur le dos massif de la pretresse, alors que celle-ci posait le pied sur les marches de son temple. Kossil chancela, mais ne s’arreta point, ni ne se retourna. Elle continua, et franchit le seuil du temple du Dieu-Roi.
Arha passa la journee assise sur la plus basse marche du Trone Vide. Elle n’osait pas aller dans le Labyrinthe ; elle ne voulait pas rejoindre les autres pretresses. Elle etait emplie d’une lassitude qui la retenait la, heure apres heure, dans la froide penombre de la grande salle. Elle fixait les deux colonnes epaisses et pales qui disparaissaient dans l’obscurite a l’autre bout de la salle, et les traits de lumiere qui tombaient obliquement par les trous du toit, et la fumee montant en epaisses volutes du charbon de bois brulant dans le tripode de bronze, pres du trone. Elle forma des dessins avec des petits ossements de souris sur les degres de marbre, la tete penchee, l’esprit actif et pourtant comme engourdi. Qui suis-je ? se demandait-elle, sans obtenir de reponse.
Manan arriva, trainant le pas, entre les doubles rangees de colonnes, quand la lumiere eut depuis longtemps cesse de transpercer l’obscurite de la salle, et que le froid fut devenu intense. Son visage terreux etait empreint d’une grande tristesse. Il resta a distance, ses grosses mains ballantes ; l’ourlet dechire de son manteau d’un noir rouille pendillait sur ses chevilles.
« Petite maitresse. »
— « Qu’y a-t-il, Manan ? » Elle le regarda avec une morne affection.
— « Petite, laissez-moi accomplir ce que vous avez dit… ce que vous avez dit devoir etre accompli. Il doit mourir, petite. Il vous a ensorcelee. Et elle prendra sa revanche. Elle est vieille et cruelle, et vous etes trop jeune. Vous n’avez pas assez de force. »
— « Elle ne peut me faire de mal. »
— « Si elle vous tuait, meme au grand jour, a la vue de tous, il n’est personne dans l’Empire qui oserait la punir. Elle est la Grande Pretresse du Dieu-Roi, et le Dieu-Roi regne. Mais elle ne vous tuera pas au grand jour. Elle le fera par le poison, furtivement, la nuit. »
— « En ce cas je renaitrai. »
Maman tordit ses grosses mains. « Peut-etre ne vous tuera-t-elle point », murmura-t-il.
— « Que veux-tu dire ? »
— « Elle pourrait vous enfermer dans une piece du… en bas… Comme vous avez fait pour lui. Et vous y vivrez des annees et des annees peut-etre. Des annees… Et nulle autre Pretresse ne naitra, puisque vous ne serez pas morte. Et il n’y aura plus de Pretresse des Tombeaux, et on ne dansera plus les danses du noir de lune, et les sacrifices ne seront plus accomplis, le sang ne sera plus repandu, et le culte des Tenebreux pourra tomber dans l’oubli a jamais. Elle et son Seigneur aimeraient qu’il en soit ainsi. »
— «
— « Ils ne le feront pas tant qu’ils seront courrouces, petite maitresse », chuchota Manan.
— « Courrouces ? »
— « A cause de lui… Le sacrilege pour lequel il n’a pas paye. Oh petite, petite ! Ils ne pardonnent pas ! »
Elle etait assise dans la poussiere de la marche la plus basse, tete inclinee. Elle regardait une chose minuscule dans sa paume, le crane menu d’une souris. Les hiboux perches sur les chevrons au-dessus du Trone s’agiterent un peu ; la nuit approchait.
« Ne descendez pas ce soir dans le Labyrinthe », dit Manan tout bas. « Allez dans votre maison, et dormez. Au matin, vous irez voir Kossil, et lui direz que vous avez leve le sort. Et ce sera fini. Vous n’avez pas a vous inquieter. Je lui montrerai la preuve. »
— « La preuve ? »
— « Que le sorcier est mort. »
Elle demeura immobile. Lentement, elle ferma la main, et le crane fragile craqua et s’emietta. Quand elle la rouvrit, elle ne contenait plus que des eclats d’os et de la poussiere.
— « Non » dit-elle. Elle chassa la poussiere de sa paume.
— « Il doit mourir. Il vous a jete un sort. Vous etes perdue, Arha ! »
— « Il ne m’a jete aucun sort. Tu es un vieux couard, Manan : tu as peur des vieilles femmes. Comment penses-tu parvenir jusqu’a lui pour le tuer et obtenir ta « preuve » ? Connais-tu exactement le chemin pour arriver au Grand Tresor, celui que tu as suivi dans le noir, la nuit derniere ? Sauras-tu compter les tournants, franchir les marches, et puis le puits, et la porte ensuite ? Sauras-tu ouvrir cette porte ?… Oh, pauvre vieux Manan, ton esprit est obtus. Elle t’a fait peur. Descends maintenant a la Petite Maison, dors, et oublie tout cela. Ne m’ennuie pas eternellement avec tes propos sur la mort… Je viendrai plus tard. Va, va vieux fou, vieux lourdaud. » Elle s’etait levee, et appuyait doucement sur la large poitrine de Manan la tapotant et le poussant vers la porte. « Bonne nuit. Bonne nuit ! »
Il fit demi-tour, plein de reticence et de sombres pressentiments, mais obeissant, et descendit lourdement la longue salle sous les colonnes et le toit en ruine. Elle le regarda partir.
Quand il eut disparu depuis un moment, elle contourna le dais du Trone, et s’evanouit derriere lui dans le noir.
IX. L’ANNEAU D’ERRETH-AKBE
Dans le Grand Tresor des Tombeaux d’Atuan, le temps ne s’ecoulait pas. Point de lumiere ; point de vie ; ni meme le mouvement d’une araignee dans la poussiere ou d’un ver dans la terre froide. Le roc, et les tenebres, et le temps qui ne passait pas.
Sur le couvercle de pierre d’un immense coffre, le voleur des Contrees de l’Interieur etait etendu sur le dos, tel un gisant sur un tombeau. La poussiere qu’il avait remuee etait retombee sur ses vetements. Il ne bougeait pas.
Le verrou cliqueta. La porte s’ouvrit. La lumiere dechira les tenebres mortes et un courant plus frais agita l’air inerte. L’homme resta immobile.
Arha ferma la porte et la verrouilla de l’interieur, posa sa lanterne sur un coffre, et s’approcha lentement de la forme inanimee. Ses gestes etaient craintifs et ses yeux agrandis, la pupille encore dilatee apres cette longue traversee dans le noir.
« Epervier ! ».
Elle lui toucha l’epaule et prononca son nom, encore et encore.
Il remua alors, et gemit. Enfin il se redressa, le visage tire et les yeux vides. Il la regarda sans la reconnaitre.
« C’est moi, Arha… Tenar. Je t’ai apporte de l’eau. Tiens, bois. »
Il prit la gourde avec maladresse, comme si ses mains eussent ete engourdies, et but, mais une petite gorgee seulement.
« Combien de temps s’est-il ecoule ? » demanda-t-il, s’exprimant avec difficulte.
— « Deux jours ont passe depuis que tu es arrive dans cette salle. Ceci est la troisieme nuit. Je n’ai pas pu venir plus tot. J’ai du voler la nourriture – la voici… » Elle sortit un pain gris et plat du sac qu’elle avait apporte, mais il secoua la tete.
— « Je n’ai pas faim. Ce… cet endroit est mortel. » Il mit sa tete entre ses mains et resta ainsi, immobile.
— « As-tu froid ? J’ai pris le manteau dans la Chambre Peinte. »
Il ne repondit pas.