morte, et dans l’heure meme qui avait suivi sa mort. Et quel joli bebe c’etait, assise sur les genoux de sa mere et nous regardant de ses yeux lumineux, nous tous entasses dans l’unique piece de la maison comme des chauves- souris dans une grotte ! Le pere etait un homme pauvre. Il entretenait les pommiers du verger du riche, et n’avait pour seul bien que cinq enfants et une chevre. Meme la maison n’etait pas a lui. Donc, nous nous pressions tous dans cette piece, et l’on pouvait voir, a la facon dont les pretresses regardaient l’enfant et se parlaient entre elles, qu’elles pensaient avoir decouvert enfin la Reincarnee. Et la mere le voyait aussi. Elle tenait l’enfant et ne disait mot. Et alors, le jour suivant, nous revinmes. Et, ecoute bien ! Le petit bebe aux yeux lumineux gisait dans un berceau d’osier, pleurant, criant, le corps tout entier couvert de marques rouges et d’eruption, et la mere gemissant plus fort que le bebe ;
— « Moi », dit Arha, detournant son regard vers le lointain comme pour voir quelque chose qu’elle ne pouvait apercevoir, une chose evanouie.
Une fois elle questionna : « Qu’a fait la… la mere, quand ils sont venus prendre l’enfant ? »
Mais Manan ne le savait pas ; il n’avait pas accompagne les pretresses dans ce dernier voyage.
Et elle ne pouvait s’en souvenir. A quoi bon se rappeler ? C’etait passe, tout cela. Elle etait parvenue la ou elle devait arriver. Dans le monde entier, elle ne connaissait qu’un lieu : le Lieu des Tombeaux d’Atuan.
Au cours de la premiere annee elle avait dormi dans le vaste dortoir avec d’autres novices, des fillettes entre quatre et quatorze ans. Meme alors, Manan avait ete designe parmi les Dix Gardiens pour etre son garde personnel ; sa couche se trouvait dans une petite alcove, en partie separee du long dortoir aux poutres basses de la Grande Maison, ou les filles gloussaient et chuchotaient avant de s’endormir, baillaient et se tressaient les cheveux l’une l’autre dans la lumiere grise du matin. Quand on lui prit son nom et qu’elle devint Arha, elle dormit seule dans la Petite Maison, dans le lit et la chambre qui seraient son lit et sa chambre pour le restant de sa vie. C’etait sa maison, la Maison de l’Unique Pretresse, et personne ne pouvait y entrer sans sa permission. Toute petite encore, elle aimait entendre les gens frapper humblement a sa porte ; et dire : « Vous pouvez entrer », et cela l’ennuyait que les deux Grandes Pretresses Kossil et Thar considerent son autorisation comme une chose acquise et entrent sans frapper.
Les jours s’ecoulaient, et les annees, identiques. Les fillettes du Lieu des Tombeaux passaient leur temps a l’etude. Elles ne jouaient a aucun jeu. Il n’y avait pas de temps pour les jeux. Elles apprenaient les chants et les danses sacres, les histoires des Terres Kargades et les mysteres du dieu auquel elles etaient consacrees : le Dieu-Roi qui regnait sur Awabath, ou les Freres Jumeaux, Atwah et Wuluah. Mais Arha seule apprenait les rites des Innommables, et ils lui etaient enseignes par une seule personne, Thar, la Grande Pretresse des Dieux Jumeaux. Cela l’eloignait des autres une heure ou davantage chaque jour, mais la plus grande part de ses journees, comme celle des autres, n’etait vouee qu’au travail. Elles apprenaient a filer et tisser la laine de leurs troupeaux, a planter, recolter et preparer les aliments de tous les jours : lentilles, ble grossierement concasse pour la bouillie ou reduit en fine farine pour faire du pain sans levain, oignons, choux, fromage de chevre, pommes et miel.
La meilleure chose qui put leur arriver etait d’avoir la permission d’aller pecher dans la riviere d’un vert fuligineux qui traversait le desert, a huit cents metres au nord-est du Lieu ; d’emporter une pomme ou une galette froide en guise de repas et de rester assises tout le jour dans la clarte seche du soleil parmi les roseaux, a regarder courir l’eau verte et lente et changer doucement l’ombre des nuages sur les montagnes : Mais si l’on poussait des cris d’excitation quand la ligne se tendait, et que l’on ramenait un poisson plat et luisant qui venait tomber sur la rive avec un bruit mat et se noyer dans l’air, alors Mebbeth sifflait, telle une vipere : « Cessez ces glapissements idiots ! » Mebbeth, servante du temple du Dieu-Roi, etait une femme brune, encore jeune, mais dure et tranchante comme l’obsidienne. La peche etait sa passion. Il fallait rester en bons termes avec elle, ne jamais faire de bruit, sinon elle ne vous emmenait plus a la peche ; et dans ce cas on n’allait jamais a la riviere, sauf en ete pour chercher de l’eau, quand les puits se tarissaient. C’etait une besogne ennuyeuse que de parcourir huit cents metres sous un ciel chauffe a blanc, emplir les deux seaux portes a l’aide d’une perche, puis remonter ta colline aussi vite que possible jusqu’au Lieu. Les cent premiers metres etaient aises, mais ensuite les seaux se faisaient plus lourds, la perche vous brulait les epaules comme une barre de fer ardente, la lumiere aveuglait sur la route dessechee, et chaque pas etait plus penible et plus lent. Enfin l’on atteignait l’ombre fraiche de l’arriere- cour de la Grande Maison en traversant le potager, et on vidait les seaux dans l’enorme citerne avec force eclaboussures. Puis il fallait repartir et recommencer, encore et encore.
Dans l’enceinte du Lieu – c’etait le seul nom qu’il possedait, car c’etait le plus ancien et le plus sacre de tous les lieux des Quatre Contrees de l’Empire Kargade – vivaient environ deux cents personnes, et il s’y trouvait de nombreux batiments : trois temples, la Grande et la Petite Maison, le quartier des gardes eunuques ; et, tout pres de l’exterieur des murs, la caserne, ainsi qu’un grand nombre de cabanes ou logeaient les esclaves, les entrepots, la bergerie avec les moutons et les chevres, et les batiments de la ferme. De loin, du haut des seches collines de l’ouest ou rien ne poussait que la sauge, l’herbe a fourrage en bouquets epars, et les plantes du desert, cela ressemblait a une petite ville. Meme de tres loin, sur les plaines orientales, on pouvait voir en levant les yeux le toit d’or du Temple des Dieux Jumeaux clignoter et scintiller au pied des montagnes comme un grain de mica dans une corniche rocheuse.
Le temple lui-meme etait un cube de pierre couverte d’un enduit blanc, sans fenetres, avec un portail bas. Plus pretentieux, et plus neuf de quelques siecles, etait le Temple du Dieu-Roi, un peu plus bas, avec un haut portique et une rangee d’epaisses colonnes blanches aux chapiteaux peints, chaque colonne faite d’un solide tronc de cedre, arbres apportes par bateau de Hur-en-Hur, le pays des forets, et traines par les efforts de vingt esclaves, a travers les plaines denudees, jusqu’au Lieu. Ce n’etait qu’apres avoir vu le toit d’or et les colonnes claires que le voyageur arrivant de l’est decouvrait, plus haut sur la Colline du Lieu, dominant tous les autres, fauve et desole comme le desert, le plus ancien des temples de sa race : l’immense et basse Salle du Trone, aux murs rapetasses, au dome aplati et croulant.
Derriere la Salle, tout autour de la crete de la colline, courait une muraille de roche massive, construite sans mortier, a moitie ecroulee par endroits. A l’interieur de la boucle decrite par cette muraille, plusieurs pierres noires hautes de cinq a six metres jaillissaient de terre comme autant de doigts gigantesques. Quand le regard les avait rencontrees, il y revenait sans cesse. Elles se dressaient la, riches de signification ; et pourtant on ne pouvait dire ce qu’elles signifiaient ! Il y en avait neuf. L’une etait droite, les autres plus ou moins inclinees, deux gisaient a terre. Elles etaient incrustees de lichen gris et orange comme des eclaboussures de peinture, a l’exception d’une seule, nue et noire, avec un eclat sourd. Elle etait lisse au toucher, mais sur les autres, sous la croute de lichen, on voyait ou plutot l’on sentait avec les doigts de vagues gravures, formes, signes. Ces neuf pierres etaient les Tombeaux d’Atuan. Elles se dressaient la, disait-on, depuis le temps des premiers hommes, depuis la creation de Terremer.
Elles avaient ete plantees dans l’obscurite, alors que les terres s’elevaient des profondeurs de l’ocean. Elles etaient beaucoup plus anciennes que les Dieux-Rois de Kargad, plus anciennes que les Dieux Jumeaux, plus anciennes que la lumiere. C’etaient les tombeaux de ceux qui regnaient avant que naisse le monde des hommes, ceux qu’on ne nommait pas, et celle qui les servait n’avait pas de nom.
Elle ne s’y rendait pas souvent, et jamais nul autre ne posait le pied sur ce terrain, en haut de la colline, a l’interieur de la muraille de roche qui s’elevait derriere la Salle du Trone. Deux fois par an, a la pleine lune la plus proche de l’equinoxe de printemps et d’automne, avait lieu un sacrifice devant le Trone et elle sortait par la porte basse de derriere la Salle, portant un grand bassin de cuivre rempli de sang de bouc fumant ; ce sang, elle devait