le verser, moitie au pied de la pierre noire debout, moitie sur l’une des pierres renversees enfoncees dans la terre rocailleuse, tachee par les offrandes sanglantes des siecles precedents.

Parfois Arha allait seule a l’aurore errer parmi les Pierres, essayant de dechiffrer les bosses et les traits confus des gravures, qui ressortaient mieux dans la lumiere du soleil matinal ; ou bien elle s’asseyait la et contemplait les monts a l’ouest, puis les toits et les murs du Lieu qui s’etalaient en dessous d’elle, et observait les premiers signes d’activite autour de la Grande Maison et des quartiers des gardes, et les troupeaux de chevres et de moutons partant pour leurs maigres paturages pres de la riviere. Il n’y avait jamais rien a faire parmi les Pierres. Elle y allait seulement parce qu’elle en avait le droit, parce qu’elle y etait seule. C’etait un endroit lugubre. Meme dans la chaleur de midi, dans l’ete du desert, il semblait y faire froid. Parfois le vent sifflait un peu entre les deux pierres les plus rapprochees, penchees l’une vers l’autre comme pour se dire des secrets. Mais nul d’entre eux n’etait revele.

Du Mur des Tombeaux partait un autre mur de roche, plus bas, decrivant un long demi-cercle irregulier autour de la Colline du Lieu puis se perdant en direction de la riviere. Il n’etait pas tant destine a proteger le Lieu qu’a le couper en deux : d’un cote les temples et les maisons des pretresses et des gardes, de l’autre les quartiers des soldats et des esclaves qui cultivaient la terre, soignaient le betail, recoltaient le fourrage pour le Lieu. Aucun d’eux ne franchissait jamais le mur, sauf les soldats de la garde, a l’occasion de certaines fetes tres sacrees, et les joueurs de trompe et de tambour qui suivaient la procession des pretresses ; mais ils ne franchissaient pas le portail des temples. Nul autre homme ne posait le pied dans l’enceinte du Lieu. Jadis il y avait eu des pelerinages, des rois et des chefs venant des Quatre Contrees pour honorer ici leur culte ; le premier Dieu-Roi, un siecle et demi auparavant, etait venu celebrer les rites du temple a lui dedier. Pourtant meme lui ne pouvait approcher les Pierres Tombales, meme lui devait manger et dormir a l’exterieur du mur ceinturant du Lieu.

Il etait assez facile d’escalader ce mur en utilisant les fissures pour y poser les pieds. La Devoree et une fillette appelee Penthe etaient assises au faite de ce mur, un apres-midi de fin de printemps. Elles avaient toutes les deux douze ans. Elles auraient du etre dans la salle de tissage de la Grande Maison, dans un immense attique de pierre ; on les croyait devant les grands metiers toujours tendus de laine noire, tissant l’etoffe noire des robes. Elles s’etaient faufilees au-dehors pour boire au puits dans la cour, et a ce moment Arha avait dit : « Viens ! » et avait conduit la fillette en bas de la colline, qu’elles avaient contournee pour qu’on ne puisse les apercevoir de la Grande Maison, courant jusqu’au mur. Maintenant, elles etaient assises sur son faite, a trois metres de haut leurs jambes nues pendant a l’exterieur, scrutant les plaines unies qui s’etendaient a l’infini vers l’est et le nord.

« J’aimerais voir la mer », dit Penthe.

— « Pour quoi faire ? » dit Arha, machant la tige amere d’une plante cueillie sur le mur. La terre aride avait fini de fleurir. Toutes les petites fleurs du desert, jaunes, roses et blanches, croissant bas et s’epanouissant vite, etaient sur le point de porter semence, eparpillant au vent de minuscules panaches et des ombrelles de cendre blanche, repandant leurs ingenieuses capsules a crochets. Le sol sous les pommiers du berger etait un amoncellement de blanc et de rose meurtris. Les branches etaient vertes, les seuls arbres verts a des kilometres autour du Lieu. Tout le reste, d’un horizon a l’autre, etait d’une triste couleur fauve de desert, si ce n’etait que les montagnes arboraient une nuance bleu argent a cause des premiers boutons de sauge.

— « Oh, je ne sais pas. J’aimerais simplement voir quelque chose de different. C’est toujours pareil, ici. Il ne se passe rien. »

— « Tout ce qui se passe partout ailleurs commence ici », dit Arha.

— « Je sais… Mais j’aimerais voir un peu de ce qui se passe ! »

Penthe sourit. C’etait une fillette douce a l’aspect tranquille. Elle racla les plantes de ses pieds nus contre les rochers chauffes par le soleil, et au bout d’un moment reprit : « Tu sais, je vivais pres de la mer quand j’etais petite. Notre village etait juste derriere les dunes, et nous avions coutume de descendre jouer sur la plage. Une fois, je me souviens, nous avons vu passer une flottille au large. Nous avons couru l’annoncer au village et tout le monde est venu voir. Les bateaux ressemblaient a des dragons aux ailes rouges. Quelques-uns avaient de vrais cous, avec des tetes de dragon. Ils arrivaient d’Atuan, mais ce n’etaient pas des vaisseaux kargades. Ils venaient de l’Ouest, des Contrees de l’Interieur, dit le chef. Tous sont descendus les regarder. Je crois qu’ils craignaient les voir debarquer.

« Ils sont passes tout simplement, et personne ne savait ou ils allaient. Peut-etre faire la guerre en Karego-At. Mais, rends-toi compte, ils venaient reellement des Iles aux Sorciers, ou tous les gens sont couleur de terre et peuvent tous te jeter un sort aussi facilement qu’on dit bonjour. »

— « Pas a moi », fit Arha avec vehemence. « Je ne les aurais pas regardes. Ce sont de vils sorciers maudits. Comment osent-ils naviguer si pres de la Contree Sacree ?

— « Oh, eh bien je suppose que le Dieu-Roi les vaincra un jour et en fera des esclaves. Mais je souhaiterais revoir la mer. Il y avait de petits poulpes dans les flaques, et si on leur criait bou !, ils devenaient tout blancs. Voila ce vieux Manan qui te cherche. »

Le garde-servant d’Arha longeait lentement la partie interne de la muraille. Il se baissait pour arracher un oignon sauvage, dont il tenait une grosse botte flasque, puis se redressait et regardait autour de lui de ses petits yeux bruns et ternes. Il etait devenu plus gras avec les annees, et sa peau jaune imberbe luisait dans le soleil.

« Laisse-toi glisser du cote des soldats », souffla Arha, et les deux fillettes, agiles comme des lezards, se laisserent pendre de l’autre cote du mur, et s’agripperent juste sous le faite, invisibles de l’interieur. Elles entendirent approcher le pas lent de Manan.

« Hou hou ! Face de pomme de terre ! » chantonna Arha, dans un chuchotis railleur faible comme le vent dans les herbes.

Le pas pesant s’arreta. « Hola », fit une voix incertaine. « Petite ? Arha ? »

Silence.

Manan reprit son chemin.

— « Hou-ou ! Face de pomme de terre ! »

— « Hou, bedaine de pomme de terre ! » murmura Penthe pour l’imiter, puis elle gemit, dans l’effort qu’elle faisait pour etouffer son rire.

— « Il y a quelqu’un ? »

Silence.

— « Oh, tres bien, tres bien ! » soupira l’eunuque, et ses pieds trainants continuerent leur chemin. Quand il eut disparu derriere l’epaulement du talus, les fillettes regrimperent au faite du mur. Penthe etait rose de rire et de transpiration, mais Arha avait un air furieux.

« Ce stupide vieux belier qui me suit partout ! »

— « Il doit le faire », dit Penthe, d’un ton raisonnable. « C’est son travail, de veiller sur toi. »

— « Ceux que je sers veillent sur moi. Je leur suis agreable ; je n’ai besoin de l’etre avec personne d’autre. Ces vieilles femmes et ces moities d’hommes, tous ces gens devraient me laisser tranquille. Je suis l’Unique Pretresse ! »

Penthe fixa l’autre fillette. « Oh », dit-elle d’une voix faible, « je le sais, Arha… »

— « Alors ils devraient me laisser tranquille. Et ne pas me donner des ordres tout le temps ! »

Penthe ne dit rien pendant un moment mais soupira, et resta assise a balancer ses jambes dodues et a contempler les vastes terres pales en dessous, qui montaient si lentement vers un horizon haut, immense et vague.

— « C’est toi qui donneras des ordres bientot, tu sais », dit-elle enfin d’un ton paisible. « Deux annees encore et nous ne serons plus des enfants. Nous aurons quatorze ans. J’irai au Temple du Dieu-Roi, et les choses resteront a peu pres les memes pour moi ; mais toi tu seras vraiment la Grande Pretresse, a ce moment-la. Meme Kossil et Thar devront t’obeir. »

La Devoree ne dit rien. Son visage etait tendu, son regard couronne de sourcils hoirs refletait la lumiere du ciel en une pale etincelle. « Nous devrions rentrer », dit Penthe :

— « Non. »

— « Mais la maitresse de tissage pourrait le dire a Thar. Et bientot ce sera l’heure des Neuf Cantiques. »

— « Je reste ici. Toi aussi. »

— « Ils ne te puniront pas, mais moi si », dit Penthe, de son air paisible. Arha ne repondit pas. Penthe soupira, et resta. Le soleil sombrait dans la brume, au loin sur les plaines. Tout la-bas sur la terre en longue pente

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