qu’elle fut a l’interieur, elle appuya le dos contre la porte et, avec effort, la referma. C’etait le noir absolu. Aucune lumiere. L’obscurite semblait peser comme un feutre humide sur les yeux ouverts.
Elles s’accroupirent, presque pliees en deux, car l’endroit ou elles se trouvaient n’avait guere plus d’un metre de haut, et etait si etroit que les mains tatonnantes d’Arha touchaient en meme temps la roche moite a droite et a gauche.
« As-tu apporte une lampe ? »
Elle chuchotait, comme on le fait dans les tenebres.
— « Je n’ai pas apporte de lampe », repondit Kossil derriere elle. Elle aussi baissait la voix, mais celle-ci sonnait bizarrement, comme si elle avait souri. Et Kossil ne souriait jamais. Le c?ur d’Arha fit un bond ; le sang battit dans sa gorge. Elle se dit a elle-meme, farouchement : « Ce lieu est a moi, c’est ici ma place, je n’aurai pas peur ! »
Mais elle ne dit rien. Elle se mit a avancer ; il n’y avait qu’une seule voie. Elle allait vers l’interieur de la colline, puis descendait.
Kossil la suivait, respirant peniblement, ses habits raclant la roche et la terre.
D’un seul coup la voute s’elevait : Arha put se redresser, et en etendant les mains elle ne sentait plus les murs. L’air, qui etait rare, et sentait la terre, effleurait son visage d’une moiteur plus fraiche, et de legers mouvements donnaient l’impression d’une grande etendue. Arha avanca de quelques pas prudents dans l’obscurite totale. Un caillou, glissant sous sa sandale, en heurta un autre, et ce bruit infime eveilla des echos, de nombreux echos, tenus, lointains, encore plus lointains. La caverne devait etre immense, haute et large, mais non point vide : quelque chose dans ses tenebres, les surfaces d’objets invisibles ou des cloisons, brisait l’echo en des milliers de fragments.
« Nous devons etre ici sous les Pierres », dit Arha dans un souffle, et son murmure coula dans la noirceur caverneuse et s’erailla en filaments de son tenus comme une toile d’araignee, qui s’accrochaient longtemps a l’oreille.
— « Oui. Ceci est l’En-Dessous des Tombeaux, Continuez. Je ne puis rester ici. Suivez le mur a gauche. Passez trois ouvertures. »
Le chuchotement de Kossil etait sifflant (et les legers echos sifflaient derriere lui). Elle avait peur, elle avait bel et bien peur. Elle n’aimait pas se trouver ici parmi les Innommables, dans leurs Tombeaux, dans leurs caveaux, dans les tenebres. Ce lieu ne lui appartenait pas, elle n’y avait pas sa place.
— « Je viendrai ici avec une torche », dit Arha, se guidant a tatons le long du mur de la caverne, et s’etonnant des formes etranges du rocher, des eaux, des renflements, des courbes et des angles delicats, ici rugueux comme la guipure, la lisses comme le cuivre : surement de la gravure. Peut-etre la caverne tout entiere etait-elle l’?uvre de sculpteurs des temps anciens.
— « La lumiere est interdite ici ». Le murmure de Kossil etait tranchant. A l’instant meme, Arha sut que cela devait etre ainsi. C’etait ici le royaume des tenebres, le trefonds de la nuit.
A trois reprises ses doigts rencontrerent une breche dans la complexe tenebre rocheuse. La quatrieme fois, elle mesura a tatons la hauteur et la largeur de l’ouverture, et la franchit. Kossil suivit.
Dans ce tunnel, qui remontait en pente faible, elles depasserent une ouverture sur la gauche, puis a un embranchement prirent a droite : tout cela en tatonnant, a l’aveuglette dans le silence des entrailles de la terre. Dans un paysage comme celui-la, il fallait presque constamment etendre les mains pour toucher les deux parois, de peur de manquer une des ouvertures, ou de ne pas remarquer une bifurcation. Le toucher etait le seul guide ; on ne pouvait voir son chemin, on le tenait entre ses mains. « Est-ce le Labyrinthe ? »
— « Non. C’est le petit dedale sous le Trone. »
— « Ou est l’entree du Labyrinthe ? »
Arha appreciait ce jeu dans le noir, et desirait qu’on lui donne a resoudre un rebus plus important.
— « La deuxieme ouverture que nous avons depassee dans l’En-Dessous des Tombeaux. Cherchez a present une porte sur la droite, une porte en bois, peut-etre l’avons-nous deja depassee… »
Arha entendit les mains de Kossil errer febrilement sur la paroi, s’egratignant a la roche rude. Elle effleura le roc du bout des doigts, et l’instant d’apres sentit le grain lisse du bois en dessous. Elle appuya, et la porte s’ouvrit sans difficulte, en grincant. Elle demeura un moment aveuglee par la lumiere.
Elles penetrerent dans une piece large et basse, aux murs en pierre de taille, eclairee par une torche fumeuse suspendue a une chaine. L’endroit etait infeste par la fumee de la torche qui ne trouvait pas d’issue. Les yeux d’Arha lui piquaient et larmoyaient.
« Ou sont les prisonniers ? »
— « Ici. »
Elle finit par s’apercevoir que les trois especes d’amas a l’autre bout de la piece etaient des hommes.
« La porte n’est pas verrouillee. Il n’y a pas de garde ? »
— « Ce n’est pas necessaire. »
Elle alla un peu plus avant hesitante, scrutant la piece a travers la brume de fumee. Les prisonniers etaient attaches par les deux chevilles et un poignet a de grands anneaux rives a la muraille rocheuse. Si l’un d’eux voulait s’allonger, il devait garder leve son bras enchaine, suspendu a la menotte. Leurs cheveux et leur barbe formaient une broussaille emmelee qui, jointe a l’ombre, cachait leur visage. L’un d’eux etait a demi etendu, l’autre assis et le dernier accroupi. Ils etaient nus. L’odeur qui emanait d’eux etait plus forte encore que celle de la fumee acre.
L’un d’eux paraissait observer Arha ; elle crut avoir vu luire ses yeux, puis n’en fut plus certaine. Les autres n’avaient ni bouge ni leve la tete.
Elle se detourna. « Ce ne sont plus des hommes », dit-elle.
— « Ils ne l’ont jamais ete. C’etaient des demons, des esprits bestiaux, qui complotaient contre la vie sacree du Dieu-Roi ! » Les yeux de Kossil brillaient de la lueur rougeatre de la torche.
— Arha regarda a nouveau les prisonniers, terrifiee mais curieuse. « Comment un homme peut-il attaquer un Dieu ? Comment cela s’est-il fait ? Toi : comment as-tu pu oser attaquer un dieu vivant ? »
L’homme interroge la fixa a travers la broussaille noire de ses cheveux, mais ne dit rien.
— « On leur a coupe la langue avant de les conduire d’Awabath jusqu’ici », dit Kossil. « Ne leur parlez pas, maitresse. C’est vous souiller. Ils vous appartiennent, mais vous ne devez ni leur parler, ni les regarder, ni penser a eux. Ils vous appartiennent pour que vous les donniez aux Innommables. »
— « De quelle maniere doivent-ils etre sacrifies ? » Arha ne regardait plus les prisonniers. Elle preferait faire face a Kossil, dont le corps massif et la voix froide lui donnaient de la force. La tete lui tournait, la puanteur de la fumee et de la salete la rendait malade, et cependant elle semblait penser et parler avec un calme parfait. N’avait-elle pas fait cela bien des fois auparavant ?
— « La Pretresse des Tombeaux est celle qui sait le mieux quelle sorte de mort plaira le plus a ses Maitres, et c’est a elle de choisir. Il existe nombre de manieres. »
— « Que Gobar, le capitaine des gardes, leur tranche la tete. Et que le sang soit repandu devant le Trone. »
— « Comme pour un sacrifice de boucs ? » Kossil paraissait railler son manque d’imagination. Arha resta muette. Kossil reprit : « En outre, Gobar est un homme. Nul homme ne peut entrer dans les Lieux Obscurs des Tombeaux, ma maitresse s’en souvient surement. S’il y entre » il n’en ressort pas… »
— « Qui les a conduits ici ? Qui les nourrit ? »
— « Les gardiens attaches a mon temple, Duby et Uahto : ce sont des eunuques et ils ont le droit d’entrer ici pour servir les Innommables, tout comme moi. Les soldats du Dieu-Roi ont abandonne les prisonniers ligotes a l’exterieur du mur, et les gardiens et moi les avons amenes par la Porte des Prisonniers, la porte dans les roches rouges. Il en est toujours ainsi. La nourriture et l’eau sont descendues par une trappe dans l’une des salles, derriere le Trone. »
Arha leva les yeux et vit, pres de la chaine a laquelle etait suspendue la torche, un carre de bois dans le plafond de pierre. Il etait beaucoup trop petit pour qu’un homme put s’y glisser, mais par ce moyen on pouvait faire descendre une corde jusqu’au prisonnier central. Elle detourna une nouvelle fois les yeux, precipitamment.
— « Qu’on ne leur apporte plus ni eau ni nourriture, dans ce cas. Qu’on laisse s’eteindre la torche. »
Kossil s’inclina. « Et les corps, quand ils seront morts ? »
— « Que Duby et Uahto les enterrent dans la grande caverne que nous avons traversee, l’En-Dessous des