— « Est-ce une foire, mon ongle ? »

— « Une foire ? Non, non. C’est ainsi a longueur d’annee, ici. Gardez vos galettes de poisson, j’ai dejeune ! » De son cote, Arren tentait de se debarrasser d’un homme portant un plateau de petits vases de cuivre, qui lui collait aux talons en pleurnichant : « Achetez ; essayez, mon beau jeune homme, ils ne vous decevront pas, l’haleine aussi douce que les roses de Numina, pour charmer les femmes autour de vous ; essayez-les, jeune, seigneur des mers, jeune prince… »

Tout a coup, Epervier se trouva entre Arren et le colporteur, et dit : « De quels charmes s’agit-il ? »

— « Pas des charmes ! » L’homme grimaca, se deroba. « Je ne vends pas de charmes, maitre marin ! Seulement des sirops qui adoucissent l’haleine apres la boisson ou la racine d’hazia… Seulement des sirops, grand prince ! » Il s’aplatit sur le pave, les vases sur son plateau cliqueterent et s’entrechoquerent, et certains se renverserent, si bien que des gouttes du liquide poisseux qu’ils contenaient suinterent, roses ou violettes, par- dessus le rebord.

Epervier se detourna sans mot dire, et poursuivit son chemin en compagnie d’Arren. Bientot la foule se fit moins dense et les boutiques devinrent miserables, petites niches exhibant pour toute marchandise une poignee de clous tordus, un pilon brise et un vieux peigne a carder. Mais cette pauvrete ec?urait moins Arren que le reste ; dans la partie riche de la rue, il s’etait senti etouffe, suffoque par la pression des objets a vendre et des voix lui criant d’acheter, d’acheter. Et l’abjection du colporteur l’avait choque. Il pensait aux rues froides et claires de sa ville du Nord. Aucun homme de Berila, se dit-il, n’aurait rampe de cette maniere devant un etranger. « Quel peuple repugnant ! » dit-il.

— « Par ici, mon nefeu », fut la seule reponse de son compagnon. Ils tournerent et emprunterent un passage entre les murs des maisons, hauts, pourpres, depourvus de fenetres, un passage courant au flanc de la colline et traversant une arcade ornee de bannieres tombant en poussiere, pour ressortir a la lumiere sur une autre place de marche, en pente, encombree de baraques et d’etalages, grouillante de gens et de mouches.

Dans les angles de la place carree, un certain nombre d’hommes et de femmes etaient assis ou etendus sur le dos, immobiles. Leur bouche etait curieusement noircie, comme meurtrie, et autour de leurs levres grouillaient et se rassemblaient les mouches, formant comme des grappes de raisins secs.

« En si grand nombre », fit la voix d’Epervier, basse et haletante comme s’il eut egalement recu un choc ; mais lorsque Arren le regarda, il ne vit que le visage franc et brutal de Faucon, le robuste negociant, ne trahissant nulle inquietude.

— « Qu’ont donc ces gens ? »

— « Hazia ! Cela apaise et engourdit, et degage le corps de l’esprit. Et l’esprit divague en liberte. Mais quand il rejoint le corps, il lui faut davantage d’hazia… Le desir augmente ; et la vie se raccourcit, car cette substance est un poison. Cela commence par un tremblement, puis c’est la paralysie, et ensuite la mort. »

Arren considera une femme assise contre un mur chauffe par le soleil ; elle avait leve la main comme pour chasser les mouches de son visage, mais la main dessinait dans l’air un geste saccade et circulaire, comme si elle l’eut totalement oubliee et qu’elle ne fut mue que par des soubresauts de paralysie ou un tremblement des muscles. Le geste etait pareil a une incantation vide de toute intention, a un sort denue de sens.

Faucon la regardait aussi, sans manifester aucune expression. « Viens », dit-il.

Il lui fit traverser la place jusqu’a une baraque ombragee d’un velum. Des zebrures de soleil colorees de vert, d’orange, de citron, de pourpre, d’azur, traversaient des etoffes, des chales et des ceintures tisses jurant a l’etalage, et dansaient, innombrables dans les minuscules miroirs qui ornaient la coiffure haute et emplumee de la femme qui vendait ces objets. Elle etait adipeuse et psalmodiait d’une grosse voix : « Soies, satins, toiles, fourrures, feutres, lainages, toisons de Gont, gazes de Soul, soieries de Lorbanerie ! He, vous, hommes du Nord, enlevez vos manteaux molletonnes ; ne voyez-vous pas qu’il fait soleil ? Que diriez-vous de ramener ceci a une jeune fille de la lointaine Havnor ? Regardez ca, de la soie du Sud, fine comme l’aile d’ephemere ! » Elle avait deploye d’une main preste une piece de soie aerienne, d’un rose chatoyant de fils d’argent.

— « Non, la patronne, nous n’avons pas epouse des reines », dit Faucon, et la voix de la femme s’enfla comme celle d’une trompette : « Alors, de quoi habillez-vous vos femmes, de toile d’emballage ? de toile a voile ? Avares, qui ne voulez pas acheter un peu de soie a une pauvre femme gelant dans la neige eternelle du Nord ! Que diriez-vous donc de ceci, une toison gontoise, pour vous aider a la tenir au chaud durant les nuits d’hiver ? » Elle jeta sur le comptoir un immense carre brun et creme, tisse du poil soyeux des chevres des iles du Nord-est. Le soi-disant negociant avanca la main pour le palper ; et il sourit.

« Ah, vous etes gontois ? » dit la voix de trompette, et la coiffure oscillante envoya des milliers de points de couleur tournoyer sur le dais et les etoffes.

« C’est un ouvrage d’Andrade. Vous voyez ? Il n’y a que quatre fils de chaine sur la largeur d’un doigt, les Gontois en emploient six, ou meme davantage. Mais, dites-moi, pourquoi etes-vous passee de l’etat de magicienne a celui de fripiere ? Quand je suis venu ici, il y a des annees, je vous ai vue faire sortir des flammes des oreilles d’hommes, et vous transformiez ensuite les flammes en oiseaux et en cloches d’or, et c’etait un commerce plus agreable que celui-ci. »

— « Ce n’etait en aucune maniere un commerce », dit la grosse femme ; et, l’espace d’un moment, Arren sentit ses yeux, durs comme des agates, qui les contemplaient, Faucon et lui, par-dessous le chatoiement et l’agitation de ses plumes dansantes et de ses miroirs etincelants.

— « C’etait joli, ces flammes qui sortaient des oreilles », dit Faucon d’un ton convaincu mais naif. « J’aurais foulu faire voir a mon nefeu. »

— « Ecoutez donc, vous », dit la femme d’une voix moins apre, appuyant ses larges bras bruns et ses seins lourds sur le comptoir. « Nous ne voulons plus de ces tours. Les gens n’en veulent plus. Ils ont vu au travers d’eux. Ces miroirs – je vois que vous vous souvenez de mes miroirs », et elle secoua la tete, de sorte que les reflets des points colores tourbillonnerent autour d’eux d’une maniere vertigineuse, « eh bien, vous pouvez semer la confusion dans l’esprit d’un homme grace au clignotement de ces miroirs, avec des mots, et avec d’autres artifices que je ne vous dirai point, jusqu’a ce qu’il pense voir ce qu’il ne voit pas, ce qui n’existe pas. Comme les flammes et les cloches d’or, ou les costumes dont j’endimanchais les marins, en etoffe d’or avec des diamants comme des abricots ; et ils partaient en se rengorgeant comme le Roi de Toutes les Iles… Mais c’etaient des tours, des supercheries ! Il est possible de duper les hommes. Ils sont comme des poulets charmes par un serpent, par un doigt tendu devant eux. Les hommes sont comme des poulets. Mais en fin de compte ils apprennent qu’ils ont ete dupes et desorientes, et se mettent en colere ; et ils perdent tout plaisir a ce genre de chose. C’est pourquoi je me suis tournee vers ce negoce ; peut-etre les soies ne sont-elles pas toutes de vraies soies, ni toutes les toisons des gontoises, mais elles font de l’usage quand meme… Elles font de l’usage ! Elles sont reelles, et pas seulement des mensonges et de l’air, comme les costumes de tissu d’or. »

— « Bien, bien », dit Faucon, « il ne reste donc plus personne dans tout Horteville pour sortir du feu des oreilles, ou faire aucune magie, comme autrefois ? »

A ces derniers mots la femme se rembrunit ; elle se redressa et commenca a replier soigneusement la toison ; « Ceux qui veulent des mensonges et des visions machent l’hazia », dit-elle. « Allez leur parler si vous voulez ! » Elle eut un signe de tete vers les silhouettes immobiles autour de la place.

— « Mais c’etaient des sorciers, ceux qui charmaient les vents pour les marins et jetaient des sorts de chance sur leurs cargaisons. Se sont-ils tous tournes vers d’autres metiers ? »

Mais elle, soudain furieuse, couvrit sa voix en criant : « Il existe un sorcier, si vous en voulez un, un fameux, un sorcier avec un baton et tout le reste… vous le voyez ? Il a navigue avec Egre lui-meme, pour creer les vents et decouvrir de riches galeres, a ce qu’il disait ; mais ce n’etaient que des mensonges, et le Capitaine Egre a fini par lui donner sa juste recompense : il lui a coupe la main droite. Et le voila, a present ; voyez-le, la bouche pleine d’hazia et la panse pleine d’air. D’air et de mensonges ! Et voila tout ce qu’il y a dans votre magie, Capitaine Bouc ! »

— « Bien, bien, patronne », fit Faucon avec une douceur obstinee, « je posais seulement une question. » Elle presenta alors son large dos dans un formidable eblouissement de miroirs tournoyants ; et il se remit en marche, Arren a son cote.

Il n’allait pas au hasard. Ses pas les menerent pres de l’homme qu’elle avait designe. Il etait appuye contre un mur, les yeux vagues ; le visage sombre et barbu avait ete tres beau. Le moignon du poignet, tout plisse, gisait sur le pave dans la lumiere brulante du soleil, honteux.

Un brouhaha s’eleva dans les baraques derriere eux, mais Arren ne put detacher ses yeux de l’homme ; une fascination horrifiee le retenait. « Etait-ce reellement un sorcier ? » demanda-t-il tres bas.

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