— « S’il y avait dans les parages un sorcier qui ne soit pas fou, nous lui donnerions un travail honnete dans les ateliers ; mais ils ne savent point faire d’honnete besogne. »

— « Ils le pourraient, s’il y en avait a faire », dit Epervier. « Vos ateliers sont vides, les vergers ne sont pas soignes, la soie de vos entrepots a ete tissee il y a des annees. Que faites-vous, a Lorbanerie ? »

— « Nous nous occupons de nos affaires », aboya le maire, mais l’homme maigre intervint, excite : « Pourquoi les bateaux ne viennent-ils pas, dis-nous cela ! Que font-ils a Horteville ? Est-ce parce que notre travail est de mauvaise qualite ?… » Il fut interrompu par de furieuses denegations. Ils se mirent a hurler, bondirent sur leurs pieds, le maire brandit son poing a la figure d’Epervier, un autre tira un couteau. Une frenesie s’etait emparee d’eux. Arren se leva aussitot et regarda Epervier, s’attendant a le voir nimbe de la soudaine lumiere de mage, et les clouer de stupeur en revelant son pouvoir. Mais il ne le fit point. Il restait la a les regarder successivement, et a ecouter leurs menaces. Et petit a petit ils se calmerent, comme s’ils ne pouvaient davantage entretenir la colere que la gaiete. Le couteau fut remis dans sa gaine, les menaces se muerent en ricanements. Ils commencerent a partir comme des chiens quittant un combat, certains se rengorgeant, d’autres d’un air furtif.

Quand ils furent tous deux seuls, Epervier se leva, rentra dans l’auberge, et but une longue rasade de la cruche d’eau, pres de la porte. « Viens, mon garcon », dit-il. « J’en ai assez. »

— « Nous regagnons le bateau ? »

— « Oui. » Il posa deux jetons d’argent sur le rebord de la fenetre pour payer leur logement, et ils jeterent sur l’epaule leur leger baluchon de vetements. Arren etait fatigue, somnolent, mais il parcourut du regard la chambre de l’auberge, lugubre, mal aeree, et toute voltigeante de chauves-souris inquietes, la-haut dans les chevrons ; il pensa a la nuit qu’il avait passee dans cette chambre et suivit Epervier de bon c?ur. Il pensa aussi, pendant qu’ils descendaient l’unique et obscure rue de Sosara, qu’en partant maintenant ils echapperaient a Sopli le fou. Mais lorsqu’ils arriverent au port, celui-ci les attendait sur la jetee.

— « Te voila », dit le mage. « Monte a bord, si tu veux venir. »

Sans un mot, Sopli descendit dans le bateau et s’accroupit aupres du mat, comme un gros chien hirsute. Cela revolta Arren. « Mon Seigneur ! » dit-il. Epervier se retourna ; ils se tinrent face a face sur le quai, au-dessus du bateau.

— « Ils sont tous fous sur cette ile, mais je croyais que vous, vous ne l’etiez pas. Pourquoi l’emmenez- vous ? »

— « Pour nous servir de guide. »

— « Un guide… vers une plus grande folie ? Vers la mort par noyade ou d’un coup de couteau dans le dos ? »

— « Vers la mort : mais par quelle voie, je l’ignore. » Arren parlait avec fievre, et, bien qu’Epervier repondit avec calme, sa voix recelait une note farouche. Il n’avait pas l’habitude de voir contester ses decisions. Mais depuis qu’Arren avait tente de le proteger du dement cet apres-midi sur la route, et avait vu combien vaine et inutile etait sa protection, il eprouvait de l’amertume, et toute cette flambee de devotion qu’il avait ressentie dans la matinee en etait gachee, saccagee. Il etait incapable de proteger Epervier ; on ne lui permettait aucune initiative. Il etait incapable, ou on ne lui permettait pas de comprendre meme la nature de leur quete. On le trainait simplement tout au long de la route, aussi inutile qu’un enfant. Mais il n’etait pas un enfant.

— « Je ne souhaite point me quereller avec vous, mon seigneur », dit-il, avec autant de calme qu’il en etait capable. « Mais cela… cela depasse la raison ! »

— « Cela depasse toute raison. Nous allons la ou la raison ne nous conduira pas. Veux-tu venir, ou ne le veux-tu point ? »

Des larmes de colere jaillirent des yeux d’Arren. « J’ai dit que je viendrais avec vous et vous servirais. Je ne romps point mon serment. »

— « C’est bien », dit le mage severement, et il fit mine de se detourner. Puis il fit a nouveau face a Arren. « J’ai besoin de toi, Arren ; et tu as besoin de moi. Car je veux te dire a present ceci : je crois que le chemin que nous suivons est celui qu’il te faut suivre, non par obeissance ou loyaute envers moi, mais parce que c’etait le tien avant meme que tu m’aies vu ; avant que tu aies pose le pied sur Roke ; avant que tu aies quitte Enlad. Tu ne peux t’en ecarter. »

Sa voix ne s’etait pas radoucie. Arren lui repondit d’un ton tout aussi severe : « Comment pourrais-je m’en ecarter, sans bateau, alors que je me trouve a la lisiere du monde ? »

— « Ceci, la lisiere du monde ? Non, elle se trouve plus loin ! Nous y parviendrons peut-etre. »

Arren hocha la tete une fois, et se laissa glisser sur le bateau. Epervier libera l’amarre et mit un vent leger dans la voile. Une fois loin des quais indistincts et vides de Lorbanerie, l’air etait froid et pur, en provenance du sombre nord ; la lune surgit, argentee, de la mer lisse devant eux, et vogua sur leur gauche tandis qu’ils viraient vers le sud pour longer le rivage.

VII. LE FOU

Le fou, le Teinturier de Lorbanerie, etait blotti contre le mat, les bras enserrant ses genoux et la tete sur ses genoux. La masse de ses cheveux raides paraissait noire au clair de lune. Epervier s’etait enroule dans une couverture, et dormait a l’arriere. Aucun d’eux ne bougeait. Arren etait assis bien droit a la proue. Il s’etait jure de veiller toute la nuit. Si le mage choisissait de croire que leur passager dement ne l’attaquerait pas, non plus qu’Arren, durant la nuit, tant mieux pour lui ; Arren, en tout cas, ferait son propre choix et prendrait ses propres responsabilites.

Mais la nuit fut tres longue, et tres calme. La lumiere lunaire inondait le bateau, immuable. Pelotonne contre le mat, Sopli ronflait, de longs et faibles ronflements. Doucement, le bateau poursuivait sa course ; doucement, Arren glissait dans le sommeil. Il se reveilla soudain en sursaut, et vit que la lune etait a peine plus haute ; il abandonna sa garde vaine, s’installa confortablement et s’endormit.

Il reva encore, comme il semblait toujours le faire au cours de ce voyage, et au debut les reves furent fragmentaires mais etrangement doux et rassurants. A la place du mat du Voitloin poussait un arbre aux immenses ramures en arcade et couvertes de feuillage ; des cygnes guidaient le bateau, et descendaient en pique devant lui sur leurs ailes vigoureuses ; loin devant, sur la mer verte comme le beryl, brillait une cite aux tours blanches. Puis il se trouva dans l’une de ces tours, en train de gravir les marches qui s’elevaient en spirale, de les gravir en courant, leger et impatient. Ces scenes changeaient, revenaient, en amenaient d’autres, qui passaient sans laisser de trace ; mais soudain il fut dans ce redoutable et terne demi-jour sur les landes, et l’horreur grandit en lui jusqu’a ce qu’il fut incapable de respirer. Mais il continua, parce qu’il le devait. Apres un long moment, il se rendit compte qu’avancer voulait dire ici tourner en rond et revenir sans cesse sur ses pas. Pourtant, il fallait qu’il sorte, qu’il s’en aille ; cela devenait de plus en plus urgent, il se mit a courir. Alors les cercles se retrecirent et le sol commenca a s’incliner. Il courait dans des tenebres de plus en plus noires, de plus en plus vite, autour du rebord interieur d’un puits qui s’enfoncait, un enorme tourbillon qui l’aspirait vers l’obscurite ; et comme il reconnaissait ce lieu, son pied glissa et il tomba.

« Que se passe-t-il, Arren ? »

Epervier lui parlait, depuis la poupe. L’aube grise immobilisait le ciel et la mer.

— « Rien. »

— « Le cauchemar ? »

— « Rien. »

Arren avait froid, et son bras droit etait douloureux d’etre reste coince sous lui. Il ferma les yeux pour se proteger de la lumiere grandissante et pensa : « Il fait allusion a ceci et a cela, mais ne veut jamais me dire clairement ou nous allons, ni pourquoi, ni pour quelle raison je dois y aller. Et maintenant il entraine ce fou avec nous. Qui est devenu fou, le dement ou moi, pour le suivre ? Eux deux peuvent se comprendre, les sorciers sont fous a present, a-t-il dit. Je pourrais etre chez moi a l’heure qu’il est, chez moi dans le chateau de Berila, dans ma chambre aux murs sculptes, avec les tapis rouges sur le sol, et un feu dans la cheminee, et me lever pour partir a la chasse au faucon avec mon pere. Pourquoi suis-je venu avec lui ? Pourquoi m’a-t-il emmene ? Parce que c’est la voie que je dois suivre, dit-il, mais ce sont la des discours de sorcier, qui font paraitre grandes les choses en employant de grands mots. Mais le sens de ces mots est toujours ailleurs. S’il est un chemin que je dois suivre,

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