c’est celui qui mene chez moi, et non errer absurdement de cette maniere a travers les Lointains. J’ai des charges a remplir chez moi, et je les neglige. S’il pense vraiment qu’il trouve un ennemi de la magie a l’?uvre, pourquoi est-il parti seul avec moi ? Il aurait pu prendre un autre mage pour l’aider – ou une centaine. Il aurait pu emmener une armee de guerriers, toute une flottille de vaisseaux. Est-ce ainsi qu’on affronte un grand peril, avec un vieil homme et un garcon dans un bateau ? C’est pure folie. Il est lui-meme dement ; comme il l’a dit, il cherche la mort. Il cherche la mort, et veut m’entrainer. Mais je ne suis ni fou ni vieux, je ne veux pas mourir, je ne veux pas aller avec lui. »
Il se redressa sur un coude, et regarda devant lui. La lune qui s’etait levee en face d’eux lorsqu’ils avaient quitte la Baie de Sosara etait a nouveau devant eux, et sombrait. Derriere, a l’est, le jour arrivait, bleme et morne. Il n’y avait pas de nuages, mais le ciel etait legerement couvert, maladif. Plus tard dans la journee, le soleil devint brulant, mais sa lumiere etait voilee, sans eclat.
Tout le jour, ils longerent la cote de Lorbanerie, basse et verte, a main droite. Un vent leger soufflait du continent et gonflait leur voile. Vers le soir, ils doublerent un long cap, le dernier ; la brise mourut. Epervier mit le vent de mage dans la voile, et, comme un faucon s’envole d’un poignet,
Sopli le Teinturier etait reste tapi a la meme place toute la journee durant, de toute evidence effraye par le bateau et par les flots, secoue par le mal de mer, miserable. A present, il parlait, d’une voix enrouee. « Allons- nous vers l’ouest ? »
Le soleil couchant eclairait son visage de face, mais Epervier, pas le moins du monde impatiente par cette question si stupide, acquiesca.
« Vers Obehol ? »
— « Obehol se trouve a l’ouest de Lorbanerie. »
— « Tres loin a l’ouest. Peut-etre l’endroit est-il la-bas. »
— « A quoi ressemble-t-il, cet endroit ? »
— « Comment le saurais-je ? Comment pourrais-je le voir ? Il n’est pas sur Lorbanerie ! Je l’ai recherche pendant des annees, quatre ans, cinq ans, dans le noir, la nuit, en fermant mes yeux, avec lui qui toujours m’appelait,
— « Les morts reviennent-ils a la vie ? »
— « Je croyais que vous saviez ces choses-la », repliqua Sopli apres une pause, jetant a Epervier un regard en biais.
— « Je cherche a les savoir. »
Sopli ne dit rien. Le mage le regarda soudain, d’un regard direct, irresistible, mais son ton etait doux : « Cherches-tu un moyen de vivre eternellement, Sopli ? »
Sopli soutint son regard un moment ; puis il cacha entre ses bras sa tete hirsute d’un brun rougeatre, noua ses mains en travers de ses chevilles, et se balanca d’avant en arriere. Il semblait qu’il prit cette position lorsqu’il etait effraye ; et lorsqu’il etait ainsi, il ne parlait pas et ne pretait nulle attention a ce qu’on disait. Arren se detourna de lui, desespere et degoute. Comment pourraient-ils continuer ainsi, avec Sopli, durant des jours ou des semaines, sur un bateau de six metres ? C’etait comme de partager un corps avec une ame malade…
Epervier le rejoignit a la proue et mit un genou sur le banc de nage, contemplant le soir jaunatre. Il dit : « L’homme est d’humeur douce. »
Arren ne repondit pas a cela. Il demanda froidement : « Qu’est-ce qu’Obehol ? Je n’ai jamais entendu ce nom. »
— « Je connais son nom et son emplacement sur les cartes ; rien de plus… Regarde : les compagnes de Gobardon ! »
L’immense etoile couleur topaze etait plus haute au sud maintenant ; et sous elle, emergeant de la mer pale, brillait une etoile blanche, a gauche, et une blanc-bleu, a droite, formant un triangle.
« Ont-elles des noms ? »
— « Le Maitre Nommeur l’ignorait. Peut-etre les hommes d’Obehol et de Wellogie leur donnent-ils des noms. Je ne sais pas. Nous entrons a present dans d’etranges mers, Arren, sous le Signe de Fin. »
Le garcon ne repondit pas ; il regardait avec une sorte de repugnance les etoiles lumineuses et sans nom etincelant sur les eaux infinies.
Tandis qu’ils faisaient voile vers l’ouest, jour apres jour, la chaleur du printemps du sud s’etendait sur les eaux et le ciel etait clair. Cependant il semblait a Arren que la lumiere manquait d’eclat, comme si elle fut tombee obliquement a travers une vitre. La mer etait tiede et ne le rafraichissait guere quand il nageait. Leur nourriture salee n’avait pas de saveur. Il n’y avait de fraicheur ni d’eclat en nulle chose, sauf la nuit, quand les etoiles scintillaient avec un rayonnement plus grand que tout ce qu’il avait jamais vu ; il restait etendu a les contempler jusqu’a ce qu’il trouve le sommeil. En dormant, il revait : toujours ce reve des landes, ou du puits, ou d’une vallee cernee de falaises, ou d’une longue route qui descendait sous un ciel bas ; toujours cette lumiere terne, et cette horreur en lui, et cet effort desespere pour s’en echapper.
Mais il ne parla jamais de cela a Epervier. Il ne lui parlait de rien qui fut important, rien d’autre que les menus incidents quotidiens de la traversee ; et Epervier, a qui il fallait toujours arracher les mots, etait silencieux par habitude. Arren voyait maintenant combien il avait ete fou de se confier corps et ame a cet homme inquiet et dissimule, qui se laissait gouverner par l’impulsion et ne faisait aucun effort pour controler sa vie, pas meme pour la sauver. Car, maintenant, le desir de la mort etait en lui ; et cela, a ce que croyait Arren, parce qu’il n’osait pas faire face a son propre echec – a l’echec de la sorcellerie en tant que grand pouvoir parmi les hommes.
Il etait clair maintenant pour ceux qui connaissaient les secrets qu’il n’y avait guere de secrets a cet art de magie dont Epervier et toutes les generations de magiciens et de sorciers avaient tire gloire et puissance. Cela pouvait se resumer a l’emploi du temps et du vent, la connaissance des herbes qui soignent, et une habile presentation d’illusions telles que les brouillards, les lumieres et les changements de forme, illusions qui pouvaient en imposer aux ignorants, mais qui etaient de simples supercheries. La realite n’en etait pas changee. Il n’y avait dans la magie rien qui donnat a un homme un vrai pouvoir sur les hommes ; elle n’etait non plus d’aucun recours a l’egard de la mort. Les mages ne vivaient pas plus longtemps que les hommes ordinaires. Tous leurs mots secrets ne pouvaient retarder d’une heure la venue de leur mort.
Meme pour les questions de moindre importance, la magie ne valait pas qu’on se repose sur elle. Epervier etait toujours avare a faire usage de son art ; ils voguaient avec le vent du monde chaque fois qu’ils le pouvaient, ils pechaient pour manger, economisaient l’eau, comme n’importe quel navigateur. Apres quatre jours passes a se demener dans un vent debout capricieux, Arren lui demanda s’il ne voulait point mettre un petit vent d’arriere dans la voile, et lorsque le mage secoua negativement la tete, il dit : « Pourquoi ? »
— « Je ne demanderais pas a un malade de courir », dit Epervier, « et n’ajouterais pas une pierre sur un dos surcharge. » On ne pouvait dire s’il parlait de lui-meme, ou du monde en general. Ses reponses etaient toujours donnees comme a contrec?ur, et difficiles a comprendre. C’etait la, pensa Arren, le c?ur meme de la sorcellerie : laisser entendre des choses formidables en ne disant rien du tout, et ne rien faire du tout en faisant croire que c’etait le sommet de la sagesse.
Arren avait essaye d’ignorer Sopli, mais c’etait chose impossible ; et, en tout cas, il se trouva bientot en quelque sorte allie au fou. Sopli n’etait pas si fou que cela, ou pas si simplement que sa chevelure rebelle et ses discours fragmentes le faisaient paraitre. En fait, ce qu’il y avait en lui de plus fou etait peut-etre sa terreur de l’eau. Monter dans le bateau avait exige de lui le courage du desespoir, et sa peur ne s’emoussa jamais entierement ; il baissait la tete de facon a ne pas voir l’eau se soulever et clapoter autour de lui et autour de la fragile petite coque du bateau. Se mettre debout lui donnait le vertige : il s’agrippait au mat. La premiere fois qu’Arren decida d’aller nager et plongea de la proue, Sopli poussa un hurlement d’horreur ; lorsque Arren regrimpa a bord, le pauvre homme etait vert de saisissement. « Je pensais que tu voulais te noyer », dit-il, et Arren fut oblige de rire.
Dans l’apres-midi, alors qu’Epervier meditait, n’entendant rien et ne pretant garde a rien, Sopli vint jusqu’a