d’autre a offrir a son seigneur que son service et son amour constant ? La ou ils allaient, cela suffirait-il ?

Epervier dit seulement : « Pour voir la lumiere d’une chandelle, il faut l’emporter en un lieu obscur. » Arren essaya de se rassurer avec ces mots ; mais il ne les trouvait pas tres reconfortants.

Le matin suivant, a leur reveil, l’air etait gris et l’eau egalement. Au-dessus du mat, le ciel s’eclaircissait jusqu’au bleu opale, car le brouillard etait bas. Pour des hommes du Nord comme Arren d’Enlad et Epervier de Gont, le brouillard etait le bienvenu, tel un vieil ami. Doucement, il enveloppa le bateau, de sorte qu’ils ne pouvaient voir loin, et c’etait pour eux comme de se retrouver dans une piece familiere apres plusieurs semaines passees dans un espace nu et lumineux, sous le souffle du vent. Ils revenaient sous leur propre climat, et se trouvaient peut-etre en ce moment a la latitude de Roke.

A quelque douze cents kilometres a l’est de ces eaux vetues de brume ou voguait Voitloin, un clair soleil brillait sur les feuilles des arbres du Bosquet Immanent, sur la verte couronne du Tertre de Roke, et sur les hauts toits d’ardoise de la Grande Maison.

Dans une piece de la tour sud, un atelier de magiciens encombre d’alambics et de cornues, de bouteilles au col recourbe et a la panse enorme, de fourneaux aux epaisses parois et de minuscules lampes calorifiques, de pinces, de soufflets, d’affuts, de tenailles, d’archives, de tubes, de mille boites et fioles et cruches bouchees marquees de caracteres hardiques ou d’autres runes plus secretes encore, de tout un attirail d’alchimiste, de souffleur de verre, d’affineur de metaux et de guerisseur, dans cette piece, parmi les tables fort encombrees et les bancs, se tenaient le Maitre Changeur et le Maitre Appeleur de Roke.

Dans ses mains, le Changeur grisonnant tenait une grosse pierre pareille a un diamant brut. C’etait un cristal de roche, legerement colore en son centre d’amethyste et de rose, mais limpide comme l’eau. Pourtant, quand l’?il se plongeait dans cette transparence, il rencontrait l’obscurite, et nullement le reflet ou l’image de la realite environnante, mais seulement des plans, et des profondeurs toujours plus insondables jusqu’a se perdre dans le reve et ne plus trouver d’issue. C’etait la Pierre de Shelieth. Elle avait ete longtemps conservee par les princes de Wey, parfois comme une simple babiole parmi leurs tresors, parfois comme un charme de sommeil, parfois dans un but plus funeste : car ceux qui contemplaient trop longtemps et sans comprendre cette infinie profondeur cristalline pouvaient devenir fous. Mais l’Archimage Gensher de Wey, en venant a Roke, avait apporte avec lui la Pierre de Shelieth, car entre les mains d’un mage elle renfermait la verite. Cependant, la verite change avec l’homme. C’est pourquoi le Changeur, en la tenant et en regardant au travers de sa surface inegale et renflee les profondeurs infinies, chatoyantes et pales, disait a haute voix ce qu’il voyait. « Je vois la terre, tout comme si je m’etais tenu sur le Mont Onn, au centre du monde, et que j’eusse a mes pieds tout vu, meme la plus lointaine ile des Lointains les plus recules, et encore au-dela. Et tout est tres net. Je vois des bateaux dans les routes d’Ilien, et les feux dans les cheminees de Torheven, et les toits de cette tour ou nous sommes en ce moment. Mais au-dela de Roke, rien. Au sud, pas de terre. A l’ouest, pas de terre. Je ne vois pas Wathort la ou elle devrait etre, ni aucune ile du Lointain Ouest, meme aussi proche que Pendor. Et Osskil, et Ebosskil, ou sont-elles ? Il y a une brume sur Enlad, une grisaille pareille a une toile d’araignee. Chaque fois que je regarde, d’autres iles ont disparu, et la mer ou elles se trouvaient est vide et vierge, comme avant la Creation. » Et sa voix trebucha sur le dernier mot comme s’il ne lui fut venu qu’avec difficulte aux levres.

Il reposa la pierre sur son socle d’argent et s’en eloigna. Son visage aimable paraissait tendu. Il dit : « Dis-moi ce que tu vois. »

Le Maitre Appeleur eleva le cristal entre ses mains et le tourna lentement comme s’il avait cherche sur sa surface rugueuse une entree pour son regard. Longtemps il la manipula, d’un air attentif. Enfin il la posa et dit : « Changeur, je vois peu de chose, des fragments, des visions fugitives, rien qui forme un tout. »

Le Maitre aux cheveux gris serra les poings. « N’est-ce pas une chose etrange en elle-meme ? »

— « Comment cela ? »

— « Tes yeux sont-ils souvent aveugles ? » cria le Changeur, comme soudain furieux. « Ne vois-tu pas qu’il y a… » et il bafouilla plusieurs fois avant de pouvoir parler, « qu’il y a une main sur tes yeux, comme il y a une main sur ma bouche ? »

L’Appeleur dit : « Tu es surmene. »

— « Appelle la Presence de la Pierre », dit le Changeur en se controlant, mais la voix un peu etouffee.

— « Pourquoi ? »

— « Pourquoi ? Parce que je te le demande. »

— « Allons, Changeur, veux-tu me mettre au defi – comme des garconnets devant la taniere d’un ours ? Sommes-nous des enfants ? »

— « Oui ! Face a ce que je vois dans la Pierre de Shelieth, je suis un enfant – un enfant terrifie. Appelle la Presence de la Pierre. Dois-je t’en supplier ? »

— « Non », dit le grand-maitre, mais il se rembrunit, et se detourna de son aine. Puis, etendant largement les bras dans le geste fameux par lequel debutent les enchantements de son art, il leva la tete et prononca les syllabes d’invocation. Tandis qu’il parlait, une lumiere grandissait a l’interieur de la Pierre de Shelieth. La piece s’assombrit autour d’elle ; les ombres se rassemblerent. Quand elles furent devenues intenses et la pierre tres lumineuse, il joignit les mains et, l’elevant devant son visage, il scruta cette clarte radieuse.

Il resta silencieux, quelque temps, puis parla. « Je vois la Fontaine de Shelieth », dit-il a voix basse. « Les mares et les bassins, et les cascades, les grottes aux rideaux d’argent ruisselant ou les fougeres croissent sur des talus de mousse, les sables ondoyants, les eaux jaillissant et s’ecoulant, les sources profondes sortant de terre, le mystere et la douceur de la source, la source… » Il se tut derechef et resta ainsi un moment, le visage pale comme l’argent dans la lueur de la Pierre. Puis il poussa un cri inarticule, et, lachant la Pierre, qui tomba avec fracas, il s’effondra sur les genoux, la tete entre les mains.

Il n’y avait plus d’ombres. La lumiere de l’ete filtrait dans la piece en desordre. La grosse pierre gisait intacte sous une table, dans la poussiere et le fouillis.

L’Appeleur avanca la main a l’aveuglette, pour saisir comme un enfant celle de l’autre homme. Il prit une profonde inspiration. Enfin il se redressa, s’appuyant legerement sur le Changeur, et dit avec des levres tremblantes, faisant un effort pour sourire : « Je ne releverai plus tes defis, Changeur. »

— « Qu’as-tu vu, Thorion ? »

— « J’ai vu les fontaines. Je les ai vues s’enfoncer, et les ruisseaux se tarir, et les bouches des sources se retirer. Et dessous tout etait noir et sec. Tu as vu la mer avant la Creation, mais j’ai vu la… ce qui vient ensuite… j’ai vu la Destruction. » Il humecta ses levres. « Je voudrais que l’Archimage fut ici. »

— « Je voudrais que nous soyons aupres de lui. »

— « Ou ? Nul ne peut le retrouver maintenant. » L’Appeleur leva les yeux vers les fenetres montrant le ciel bleu, paisible. « Aucune projection ne peut l’atteindre, aucun appel le toucher. Il est la ou tu as vu une mer vide. Il arrive a l’endroit ou se tarissent les sources. Il se trouve la ou notre art ne sert de rien… Pourtant, il est peut-etre encore des sorts qui pourraient lui parvenir, certains sorts de la Science de Paln. »

— « Mais ce sont des sorts par lesquels on fait revenir les morts parmi les vivants. »

— « Certains amenent les vivants parmi les morts. »

— « Tu ne le crois pas mort ? »

— « Je crois qu’il va vers la mort, et qu’il est attire vers elle. Comme nous le sommes tous. Notre pouvoir nous quitte, et notre force ; et notre espoir, et notre chance. Les sources se tarissent. »

Le Changeur le devisagea un moment avec une expression troublee. « Ne cherche pas a le joindre, Thorion », finit-il par dire. « Il savait ce qu’il cherchait bien longtemps avant nous. Pour lui, le monde est comme cette Pierre de Shelieth : il le regarde et voit ce qui est et ce qui doit etre… Nous ne pouvons l’aider. Les grands enchantements sont devenus dangereux ; et, entre tous, ceux contenus dans la Science dont tu parles. Nous devons tenir bon, comme il nous l’ordonna, et veiller sur les murs de Roke, et a ce qu’on se souvienne des Noms. »

— « Oui », dit l’Appeleur. « Mais il me faut aller reflechir a ceci. » Et il sortit de la piece dans la tour, d’une demarche un peu raide, tenant haut sa tete noble et sombre »

Au matin, le Changeur le chercha. Penetrant dans sa chambre apres avoir frappe en vain, il le trouva etendu sur le sol de pierre, comme renverse par un coup puissant. Ses bras etaient etendus comme en un geste d’invocation, mais ses mains etaient froides, et ses yeux ouverts ne voyaient rien. Bien que le Changeur se fut agenouille aupres de lui et l’eut appele avec l’autorite d’un mage, repetant par trois fois son nom, Thorion, il resta immobile. Il n’etait point mort, mais il restait en lui juste assez de vie pour que son c?ur continuat de battre tres lentement et que ses poumons retinssent un leger souffle. Le Changeur lui prit les mains, et les gardant entre les

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