siennes murmura : « O Thorion, je t’ai contraint a regarder dans la Pierre. Ceci est mon ?uvre ! » Puis, sortant en hate de la chambre, il dit a tous ceux qu’il croisa, maitres et etudiants : « L’ennemi est arrive jusqu’a nous, jusque dans Roke la bien-gardee, et nous a atteints en plein c?ur ! » Bien qu’il fut un homme doux, il paraissait si froid et si egare que ceux qui le voyaient prenaient peur. « Prenez soin du Maitre Appeleur », dit-il. « Mais qui rappellera son esprit, maintenant que le maitre de cet art est lui-meme parti ? »

Il se dirigea vers sa propre chambre, et tous s’ecarterent pour le laisser passer.

Le Maitre Guerisseur fut appele. Il fit mettre au lit, Thorion l’Appeleur, et le fit couvrir chaudement ; mais il ne prepara aucune infusion d’herbe qui soigne, non plus qu’il ne chanta un de ces cantiques qui soulagent le corps malade ou l’esprit derange. L’un de ses eleves etait avec lui, un jeune garcon qui n’avait pas encore ete fait sorcier, mais qui promettait dans son art, et il lui demanda : « Maitre, n’y a-t-il rien qu’on puisse faire pour lui ? »

— « Pas de ce cote du mur », dit le Maitre Guerisseur. Puis, se rappelant a qui il parlait, il dit : « Il n’est pas malade, mon garcon ; mais meme s’il s’agissait d’une fievre ou d’une maladie physique, je ne sais si notre art serait utile. Il semble qu’il n’y ait plus de gout a mes herbes ces temps-ci ; et, bien que je prononce les mots de nos sorts, ils n’ont plus de vertus. »

— « C’est comme le disait le Maitre Chantre hier. Il s’est arrete au milieu d’un chant qu’il nous enseignait et a dit : Je ne sais plus ce que signifie ce chant. Et il est sorti de la salle. Certains ont ri, mais j’ai eu l’impression que le sol s’ecroulait sous moi. ».

Le Guerisseur regarda le visage franc et intelligent du garcon, puis abaissa les yeux sur celui de l’Appeleur, rigide et glace. « Il reviendra parmi nous », dit-il. « Et les chants ne seront pas oublies. »

Mais, cette nuit-la, le Changeur quitta Roke. Nul ne vit comment il partit. Il dormait dans une piece dont la fenetre donnait sur un jardin ; le matin elle etait ouverte, et il avait disparu. Ils penserent qu’il s’etait, grace a son talent de changeur de formes, transforme en un oiseau ou une bete, ou meme en vent ou en brouillard, car nulle forme ni substance n’etait hors de portee de son art, et qu’il s’etait ainsi enfui de Roke, peut-etre a la recherche de l’Archimage. Certains, sachant comment le Changeur de formes pouvait etre pris a ses propres sorts s’il y avait une defaillance du talent ou de la volonte, eprouverent des craintes pour lui, mais ils n’en dirent rien.

Ainsi trois Maitres furent perdus pour le Conseil des Sages. Comme les jours passaient, sans que fut recue aucune nouvelle de l’Archimage, que l’Appeleur gisait comme mort et que le Changeur ne revenait pas, le froid et la tristesse grandirent dans la Grande Maison. Les jeunes gens chuchotaient entre eux, et certains parlaient de quitter Roke, car on ne leur enseignait plus ce qu’ils etaient venus apprendre. « Peut-etre », dit l’un d’eux, « n’etaient-ce depuis le debut que des mensonges, tous ces arts et ces pouvoirs secrets. De tous les Maitres, seul le Maitre Manuel continue de faire ses tours, qui sont, nous le savons tous, pure illusion. Et maintenant les autres se cachent ou refusent de faire quoi que ce soit, parce que leurs supercheries ont ete mises au jour. » Un autre, qui l’ecoutait, dit : « Eh bien, qu’est-ce que la sorcellerie ? Qu’est-ce que l’art de magie, sinon un art d’apparence ? A-t-il jamais sauve un homme de la mort, ou meme donne plus longue vie ? Sans nul doute, si les mages detenaient le pouvoir qu’ils pretendent posseder, ils vivraient tous eternellement ! » Et lui et d’autres garcons se mirent a parler de la mort des grands mages, de Morred tue a la bataille, et de Nereger tue par le Mage Gris, et d’Erreth-Akbe vaincu par un dragon, et de Gensher, le dernier Archimage, mort de simple maladie dans son lit, comme n’importe quel homme. Certains des garcons ecoutaient avec plaisir, car ils avaient le c?ur envieux ; d’autres se sentaient miserables.

Durant tout ce temps, le Maitre Modeleur resta seul dans le Bosquet, et ne laissa personne y penetrer.

Mais le Portier, bien qu’on le vit rarement, n’avait pas change. Aucune ombre n’habitait ses yeux. Il souriait, et gardait les portes de la Grande Maison en prevision du retour de son seigneur.

X. LA PASSE DES DRAGONS

Sur les mers de l’extreme Lointain Ouest, le-dit seigneur de l’Ile des Sages, se reveillant engourdi et raide a bord d’un petit bateau, dans un matin froid et lumineux, se redressa et bailla. Et au bout d’un moment, designant le nord, il dit a son compagnon : « La ! Deux iles, les vois-tu ? Les plus meridionales des iles de la Passe des Dragons, »

— « Vous avez des yeux de faucon, seigneur », dit Arren, scrutant, encore ensommeille, la mer et ne voyant rien.

— « C’est pourquoi je suis l’Epervier », dit le mage ; il etait toujours gai, et paraissait repousser presages et pressentiments. « Ne les vois-tu pas ? »

— « Je vois des mouettes », dit Arren, apres s’etre frotte les yeux et avoir fouille tout l’horizon gris-bleu qui s’etendait devant le bateau.

Le mage rit. « Meme un faucon pourrait-il voir des mouettes a trente kilometres de distance ? »

Tandis que le soleil s’epanouissait par-dessus les brumes de l’est, les minuscules taches tourbillonnantes qu’Arren observait dans l’air paraissaient jeter des etincelles, comme de la poudre d’or qu’on agite dans l’eau, ou des atomes de poussiere dans un rayon de soleil. C’est alors qu’Arren s’apercut que c’etaient des dragons.

Comme Voitloin approchait des iles, Arren vit les dragons decrire des cercles dans le vent du matin, et son c?ur s’elanca avec eux, avec une joie, la joie d’un accomplissement, pareille a une douleur. Toute la gloire mortelle etait presente dans ce vol. Leur beaute etait faite de force terrible et de ferocite totale, et aussi de la grace de la raison. Car c’etaient la des creatures pensantes, douees de la parole, et d’une antique sagesse : les figures tracees par leur vol revelaient une harmonie volontaire et brutale.

Arren ne parla pas mais pensa : « Je ne me soucie guere de ce qui peut advenir plus tard ; j’ai vu les dragons sur le vent du matin. »

Par moments, les figures se heurtaient et les cercles se brisaient ; et souvent, en plein vol, un dragon ou un autre faisait gicler de ses narines un long sillon de feu qui persistait un instant dans l’air, decrivant la courbe et l’eclat du corps long et cambre du dragon. Voyant cela, le mage dit : « Ils sont en colere. Ils dansent leur colere sur le vent. »

Et, aussitot apres, il ajouta : « Maintenant nous sommes dans le guepier. » Car les dragons avaient vu la petite voile sur les vagues, et un premier, puis un autre, sortit du tourbillon du bal et vint droit au bateau, du vol long et egal de ses ailes immenses.

Le mage regarda Arren, assis a la barre, car les vagues etaient contraires et rudes. Le garcon la maintenait d’une main ferme, mais ses yeux etaient fixes sur ces ailes battantes. L’air satisfait, Epervier se detourna et, debout pres du mat, fit retomber le vent de mage de la voile. Il leva son baton et parla a voix haute.

Au son de sa voix, qui disait les mots du Langage Ancien, quelques-dragons se retournerent a mi-course, et se disperserent pour regagner les iles. D’autres s’arreterent et planerent, les serres de leurs membres de devant sorties, mais contenues. L’un d’eux, se laissant tomber au ras de l’eau, vola lentement vers eux : en deux coups d’aile, il fut au-dessus du bateau, son ventre juste au-dessus du mat. Arren vit la chair ridee et sans protection entre l’articulation interne de l’epaule et la poitrine, partie qui, avec l’?il, est la seule vulnerable du dragon, a moins que le javelot qui le frappe ne soit puissamment ensorcele. La fumee emise par la longue bouche dentee l’asphyxia, et avec elle lui parvenait une puanteur de charogne qui le fit grimacer et lui donna la nausee.

L’ombre passa. Elle revint, aussi bas, et cette fois Arren sentit le souffle de fournaise avant l’odeur de la fumee. Il entendit s’elever la voix d’Epervier, tranchante et claire. Le dragon les survola. Puis tous disparurent, refluant vers les iles comme des cendres ardentes emportees par une rafale.

Arren reprit son souffle, et essuya son front, couvert de sueur froide. Regardant son compagnon, il vit que ses cheveux etaient devenus blancs : l’haleine du dragon en avait brule et crepe les extremites. Et la lourde etoffe de la voile etait roussie d’un cote.

— « Ta tete a legerement flambe, mon garcon. »

— « La votre aussi, seigneur. »

Epervier se passa la main sur les cheveux, surpris. « En effet !… C’etait une insolence ; mais je ne cherche pas querelle a ces creatures, Elles ont l’air folles, ou eperdues. Elles n’ont pas parle. Jamais je n’ai rencontre de dragon qui ne parlat pas avant de frapper, meme si ce ne fut que pour tourmenter sa proie… A present, il nous faut continuer. Ne les regarde pas dans les yeux, Arren. Detourne ton visage au besoin. Nous irons avec le vent du monde, qui est propice et souffle du sud ; il se peut que j’aie besoin de mon art pour d’autres choses. Tiens la

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