— « Dans mon domaine, et quand il me plaira. »
— « Tres bien », dit Ged ; et brandissant son baton, il l’agita un peu dans la direction de l’homme a la haute stature. Et celui-ci disparut, comme la flamme d’une chandelle que l’on souffle.
Arren ecarquilla les yeux, et le dragon se dressa puissamment sur ses quatre pattes torses, dans le cliquetis des plaques de sa cuirasse, les levres retroussees sur ses crocs. Mais le mage etait a nouveau appuye sur son baton.
— « Ce n’etait qu’une projection. Une representation ou une image de l’homme. Elle peut parler et entendre, mais n’a aucun pouvoir, sinon celui que notre peur peut lui preter. Et elle n’est meme pas une apparence fidele a la realite, a moins que celui qui l’envoie ne le veuille ainsi. A mon avis, nous n’avons pas vu ce a quoi il ressemble maintenant. »
— « Croyez-vous qu’il soit a proximite ? »
— « Les projections ne traversent pas l’eau. Il est sur Selidor. Mais Selidor est une ile immense : plus large que Roke ou que Gont, et presque aussi longue qu’Enlad. Il est possible que nous ayons a le chercher longtemps. »
Alors le dragon parla. Ged ecouta, et se tourna vers Arren. « Ainsi parle le Seigneur de Selidor : 'Je suis revenu dans ma patrie, et ne la quitterai point. Je trouverai le Destructeur et vous conduirai a lui, afin qu’ensemble nous l’aneantissions.' Et n’ai-je point dit que ce que cherche un dragon, il le trouve ? »
La-dessus, Ged mit un genou en terre devant l’immense creature, comme un homme-lige devant un roi, et le remercia dans sa propre langue. Le souffle du dragon, si proche, dardait sur sa nuque courbee.
Orm Embar traina sa lourde masse ecailleuse jusqu’en haut de la dune, battit des ailes et prit son vol.
Ged brossa le sable de sur ses vetements, et dit a Arren : « Maintenant, tu m’as vu a genoux ! Et peut-etre me verras-tu encore ainsi, avant la fin. »
Arren ne lui demanda pas ce qu’il entendait par la ; durant ce long voyage en sa compagnie, il avait appris qu’il y avait une raison a la reserve du mage. Cependant, il lui parut que ces mots renfermaient un mauvais presage.
Ils gravirent a nouveau la dune pour revenir a la plage, afin de s’assurer que le bateau etait bien hors d’atteinte de la maree ou de la tempete, et d’y prendre des manteaux pour la nuit, et ce qu’il leur restait de nourriture. Ged s’arreta une minute pres de la proue elancee qui l’avait si longtemps porte sur des mers etranges, et si loin ; il posa sa main sur elle, mais n’y mit aucun sort et ne prononca aucune parole. Puis ils repartirent une nouvelle fois vers l’interieur des terres, vers le nord, vers les collines.
Ils marcherent tout le jour, et le soir camperent pres d’un ruisseau qui descendait en serpentant vers les lacs etouffes par les roseaux et les marais. Bien qu’on fut au c?ur de l’ete, le vent etait froid ; il soufflait de l’ouest, des etendues interminables, et vierges de terres, de la Mer Ouverte. Le ciel etait voile de brume, et nulle etoile ne brillait au-dessus des collines sur lesquelles n’avaient jamais lui aucune fenetre, aucun foyer.
Dans les tenebres, Arren s’eveilla. Leur petit feu etait mort, mais une lune passant a l’ouest eclairait la terre d’une lumiere grise et floue. Dans la vallee ou courait le ruisseau et sur le flanc de la colline se tenait une multitude de gens, tous immobiles, tous silencieux, le visage tourne vers Ged et Arren. Leurs yeux ne refletaient pas la lumiere de la lune.
Arren n’osait pas parler, mais il mit la main sur le bras de Ged. Le mage remua et s’assit en disant ; « Que se passe-t-il ? » Il suivit le regard d’Arren et apercut la foule silencieuse.
Ils etaient tous vetus de sombre, hommes et femmes. On ne pouvait distinguer leurs visages dans la faible lumiere, mais il sembla a Arren que parmi ceux qui se trouvaient le plus pres de lui dans la vallee, de l’autre cote du petit ruisseau, il y en avait quelques-uns qu’il connaissait, bien qu’il ne put dire leurs noms.
Ged se leva, laissant glisser son manteau. Son visage, ses cheveux et sa chemise avaient des lueurs d’argent pale, comme si le clair de lune se fut concentre en lui. Il etendit le bras d’un geste large et dit a haute voix : « O vous qui avez vecu, soyez liberes ! Je brise le lien qui vous attache :
L’espace d’un moment, elle demeura immobile, cette silencieuse multitude. Puis ils firent lentement demi- tour, semblerent s’enfoncer dans l’obscurite grise, et disparurent.
Ged s’assit. Il prit une profonde inspiration. Regardant Arren, il posa sa main sur l’epaule du garcon ; son contact etait chaud et ferme. « Il n’y a rien a craindre, Lebannen », dit-il, avec douceur, un peu moqueur. « Ce n’etaient que les morts. »
Arren hocha la tete, bien que ses dents s’entrechoquassent et qu’il se sentit glace jusqu’aux os. « Comment… », commenca-t-il, mais sa machoire et ses levres refusaient de lui obeir.
Ged le comprit. « Ils sont venus a son appel. C’est cela qu’il promet : la vie eternelle. Sur son ordre, ils peuvent revenir. Alors ils doivent gravir les collines de la vie, bien qu’ils ne puissent faire bouger un brin d’herbe. »
— « Est-il… est-il donc mort, lui aussi ? »
Ged secoua la tete, meditatif. « Les morts ne peuvent rappeler les morts au monde. Non, il a les pouvoirs d’un vivant ; et davantage… Mais si d’aucuns pensaient l’imiter, il s’est joue d’eux. Il garde son pouvoir pour lui- meme. Il joue au Roi des Morts ; et pas seulement des morts… Mais ce n’etaient que des ombres. »
— « Je ne sais pas pourquoi j’ai peur d’eux », dit Arren, honteux.
— « Tu as peur d’eux parce que tu as peur de la mort, et a juste titre : car la mort est terrible, et doit etre redoutee », dit le mage. Il remit du bois sur le feu, et souffla sur les petites braises en dessous des cendres. Une petite flamme claire s’epanouit sur les brindilles, une lumiere qui reconforta Arren. « Et la vie aussi est une chose terrible », dit Ged ; « et il faut la redouter, et la glorifier. »
Tous deux etaient a nouveau assis, leur manteau serre autour d’eux. Ils se turent un moment. Puis Ged parla, avec une grande gravite. « Lebannen, combien de temps peut-il nous tourmenter ainsi, avec des projections et des ombres, je l’ignore. Mais tu sais ou il ira a la fin. »
— « Au pays des tenebres. »
— « Oui. Parmi eux. »
— « Je les ai vus, maintenant. J’irai avec vous. »
— « Est-ce la foi en moi qui t’anime ? Tu peux faire confiance a mon amour, mais point a ma force. Car je crois avoir trouve mon egal. »
— « J’irai avec vous. »
— « Mais si je suis vaincu, si mon pouvoir ou ma vie sont epuises, je ne pourrai te guider pour le retour ; et tu ne pourras revenir seul. »
— « Je reviendrai avec vous. »
A ces mots, Ged dit : « Tu entres a l’age d’homme devant la porte de la mort. » Puis il prononca ce mot ou ce nom par lequel le dragon avait a deux reprises appele Arren, d’une voix tres basse : «
Apres cela ils ne dirent plus rien, et bientot le sommeil revint les habiter, et ils s’etendirent pres de leur petit feu a la flamme breve.
Le matin suivant, ils reprirent leur route, vers le nord-ouest ; c’etait la decision d’Arren et non de Ged, qui avait dit : « Choisis ton chemin, mon garcon ; pour moi tous les chemins sont les memes. » Ils allaient sans hate, car ils n’avaient pas de but, et attendaient un signe d’Orm Embar. Ils suivirent la chaine de collines la plus basse et la plus a l’exterieur, d’ou l’ocean etait visible la plupart du temps. L’herbe etait seche et courte, eternellement fouettee par le vent. Sur leur droite s’elevaient les collines, dorees et desolees, et sur leur gauche s’etendaient les marais salins et la mer occidentale. Une fois, ils apercurent un vol de cygnes, loin au sud. Ils ne virent aucun autre etre anime. Une sorte de lassitude de la peur et de cette attente du pire grandit en Arren, tout au long de ce jour. L’impatience et une sourde colere montaient en lui. Il dit apres des heures de silence : « Cette contree est aussi morte que la terre de la mort elle-meme ! »
— « Ne dis pas cela », fit le mage, peremptoire. Il avanca de quelques pas, et reprit, d’une voix changee : « Regarde cette terre ; regarde autour de toi. Ceci est ton royaume, le royaume de la vie. Ceci est ton immortalite. Regarde les collines, les collines mortelles. Elles ne durent pas eternellement. Les collines, avec leur herbe vivante, et leurs ruisseaux qui courent… Dans le monde entier, dans tous les mondes, toute l’immensite du temps, il n’y a rien de pareil a chacun de ces ruisseaux, surgis de la terre, ou nul ?il ne peut les voir, et courant a travers soleil et tenebres vers la mer. Profondes sont les sources de l’etre, plus profondes que la vie, que la mort… »