Il s’arreta, mais dans ses yeux, tandis qu’il regardait Arren et les collines illuminees de soleil, il y avait un amour immense, inexprimable et douloureux. Et Arren vit cela ; et voyant cela le vit, lui, pour la premiere fois tout entier, tel qu’il etait.
— « Je ne puis dire ce que je ressens », dit Ged, malheureux.
Mais Arren pensa a cette premiere heure dans la Cour de la Fontaine, a l’homme qui s’etait agenouille pres de l’eau courante de la fontaine ; et alors jaillit en lui une joie limpide comme cette eau qu’il se rappelait. Il regarda son compagnon et dit : « J’ai donne mon amour a ce qui merite l’amour. N’est-ce pas cela le royaume, et la source imperissable ? »
— « Oui, mon garcon », dit Ged avec douceur et peine.
Ils continuerent tous deux en silence. Mais Arren voyait maintenant le monde avec les yeux de son compagnon, et il voyait la vivante splendeur qui se revelait autour d’eux dans cette terre silencieuse et desolee, comme par un pouvoir d’enchantement surpassant tous les autres, dans chaque brin de l’herbe couchee par le vent, chaque ombre, chaque pierre. De meme, lorsqu’on se trouve pour la derniere fois dans un endroit cheri, avant un voyage sans retour, le voit-on dans sa totalite et sa verite, plus cher a son c?ur qu’on ne l’avait jamais vu et qu’on ne le verra jamais plus.
A l’approche du soir, des nuages en rangs serres montaient de l’ouest, apportes par les grands vents de la mer, et flambaient devant le soleil, le drapant de leur ombre tandis qu’il sombrait a l’horizon. Ramassant du menu bois pour le feu dans la vallee d’un affluent, illuminee de cette lumiere rouge, Arren leva les yeux et vit un homme a moins de dix pas de lui. Le visage avait un aspect vague et etrange, mais Arren le reconnut cependant : le Teinturier de Lorbanerie, Sopli, qui avait peri.
Derriere lui il y en avait d’autres, tous avec des visages tristes et fixes. On aurait dit qu’ils parlaient, mais Arren ne pouvait entendre leurs paroles, rien qu’une sorte de murmure emporte par le vent d’ouest. Certains avancaient lentement vers lui.
Il se redressa, les regarda, et contempla a nouveau Sopli ; puis il leur tourna le dos, se baissa et ramassa une autre brindille, malgre ses mains qui tremblaient. Il l’ajouta a son fardeau, en ramassa une autre, et une autre encore. Il se releva enfin et regarda derriere lui. Il n’y avait personne dans la vallee, rien que la lumiere rouge enflammant l’herbe. Il rejoignit Ged et deposa son fagot, mais ne dit rien de ce qu’il avait vu.
Toute la nuit, dans les tenebres embrumees de cette contree vide d’ames vivantes, quand il sortait de son sommeil entrecoupe, il entendit le chuchotement des ames des morts. Il affermit sa volonte, n’ecouta pas, et se rendormit.
Ged et lui se reveillerent tard, alors que le soleil, deja plus haut d’une largeur de main que les collines, se liberait enfin du brouillard pour eclairer la terre froide. Tandis qu’ils mangeaient leur leger repas du matin, le dragon survint, tournoyant dans les airs au-dessus d’eux. Le feu fusait de ses machoires, et de la fumee et des etincelles de ses narines rouges ; ses dents luisaient comme des lames d’ivoire dans cette lueur cuivree. Mais il ne dit rien » bien que Ged lui eut crie, dans son langage : « L’as-tu trouve, Orm Embar ? »
Le dragon rejeta la tete en arriere et arqua son corps d’etrange maniere, raclant l’air de ses serres tranchantes. Puis il reprit son essor et fila vers l’ouest, sans cesser de les regarder.
Ged empoigna son baton et en frappa le sol. « Il ne peut parler », dit-il. « Il ne peut plus parler ! Les mots de la Creation lui ont ete retires, et il est comme un vipereau, comme un ver sans langue, et sa sagesse est muette. Mais il peut nous montrer le chemin, et nous pouvons le suivre ! » Ils jeterent sur leur dos leur leger chargement et se dirigerent vers l’ouest a travers les collines, suivant la direction prise par Orm Embar.
Durant douze kilometres ou plus, ils marcherent sans ralentir le pas rapide et soutenu du depart. A present, la mer etait de chaque cote, et ils suivaient le revers d’une longue chaine descendante qui s’en venait mourir parmi les joncs secs et les lits sinueux des affluents, sur une plage en courbe ouverte, au sable couleur d’ivoire. C’etait la le cap le plus a l’ouest de toutes les iles, le bout de la terre.
Orm Embar etait tapi sur ce sable clair, la tete basse comme un chat en colere, et sa respiration haletante arrivait par bouffees enflammees. A quelque distance, entre lui et les longs et bas brisants de la mer, se trouvait une chose pareille a une hutte ou a un abri, blanche, comme faite de bois flotte decolore par le temps. Mais il n’y avait aucune epave sur ce rivage, qui ne faisait face a nulle autre terre. Comme ils se rapprochaient, Arren vit que ces murs delabres etaient faits d’os gigantesques : des os de baleine, pensa-t-il d’abord ; puis il vit les triangles blancs affutes comme des couteaux, et sut que c’etaient les ossements d’un dragon.
Ils allerent jusque-la. Le soleil sur la mer scintillait par les breches entre les os. Le linteau de la porte etait un femur plus haut qu’un homme. Dessus se trouvait un crane humain, fixant de ses yeux creux les collines de Selidor.
Ils firent halte, et, alors qu’ils levaient la tete vers le crane, un homme sortit sur le seuil. Il portait une armure de bronze dore a la mode antique ; elle etait dechiree comme par des coups de hachette, et le fourreau orne de pierres precieuses etait vide d’epee. Son visage etait grave, avec des sourcils noirs et arques et un nez etroit ; ses yeux etaient sombres, percants et emplis de chagrin. Ses bras portaient des blessures, comme sa gorge et son flanc ; elles ne saignaient plus, mais c’etaient des blessures mortelles. Il se tenait droit, immobile, et les regardait.
Ged fit un pas vers lui. Ainsi face a face, ils se ressemblaient un peu.
— « Tu es Erreth-Akbe », dit Ged. L’autre continua de le fixer, et hocha une fois la tete sans parler.
— « Meme toi, il te faut obeir a son ordre. » Une colere contenue percait dans la voix de Ged. « O mon seigneur, le meilleur et le plus brave de tous, repose dans ton honneur et dans la mort ! » Et elevant les mains, Ged les abaissa d’un geste ample, repetant ces mots qu’il avait prononces devant la multitude des morts. Ses mains laisserent un moment dans l’air une large trace brillante. Quand elle eut disparu, l’homme en armure avait disparu aussi, et seul le soleil resplendissait a l’endroit ou il s’etait tenu.
Ged frappa de son baton la maison d’ossements, et elle s’ecroula et s’evanouit. Il n’en resta plus rien qu’une immense cote emergeant du sable.
Il se tourna alors vers Orm Embar. « Est-ce ici, Orm Embar ? Est-ce l’endroit ? »
Le dragon ouvrit la bouche et emit un long sifflement haletant :
— « Ici, sur le dernier rivage du monde. C’est bien ! » Alors, serrant dans sa main gauche son noir baton d’if, Ged ouvrit les bras en un geste d’invocation, et parla. Bien qu’il se fut exprime dans le Langage de la Creation, Arren comprit enfin, comme tous ceux qui entendent cette invocation doivent la comprendre, car son pouvoir est universel : « A present, je t’appelle, en ce lieu, mon ennemi, devant mes yeux en chair et en os, et te contrains par le mot qui ne sera pas dit avant la fin des temps a venir ! »
Mais, la ou il aurait du prononcer le nom de celui qu’il invoquait, Ged dit seulement :
Un silence suivit, comme si le bruit de la mer se fut eteint. Il sembla a Arren que le soleil faiblissait et s’obscurcissait, bien qu’il fut encore haut dans un ciel clair. L’obscurite tomba sur la plage, comme lorsqu’on regarde a travers un verre fume ; juste devant Ged, il faisait tres sombre, et on pouvait difficilement distinguer ce qu’il y avait la. Presque comme s’il n’y eut rien, rien sur quoi la lumiere put tomber, une ombre informe.
Il en surgit soudain un homme. C’etait celui qu’ils avaient vu sur la dune, grand et souple, avec ses cheveux noirs, ses bras longs. Il tenait a present une longue baguette, ou une lame d’acier, gravee de runes sur toute sa longueur, et il l’inclina vers Ged, se campant face a lui. Mais il y avait dans ses yeux quelque chose d’etrange, comme s’il eut ete ebloui par le soleil et ne put voir.
— « Je viens », dit-il, « quand il me plait, a ma maniere. Tu ne peux m’appeler, Archimage. Je ne suis point ombre. Je suis vivant. Moi seul suis vivant ! Tu crois l’etre, mais tu es en train de mourir, de mourir ! Sais-tu ce qu’est ceci, ce que je tiens ? C’est le baton du Mage Gris ; celui qui fit taire Nereger ; le maitre de mon art. Mais c’est moi le Maitre a present. Et j’en ai assez de jouer avec toi ! » Sur ces mots, il brandit brusquement la lame d’acier vers Ged, qui semblait paralyse et muet. Arren se tenait a un pas derriere lui, et sa seule volonte etait d’avancer, mais il ne pouvait se mouvoir ; il ne parvenait pas meme a poser la main sur la garde de son epee, et sa voix s’arretait dans sa gorge.
Mais au-dessus de Ged et d’Arren, au-dessus de leurs tetes, enorme, flamboyant, survint le corps immense du dragon qui, d’un bond, plongea de toute sa puissance sur l’autre, et la lame enchantee penetra dans la poitrine cuirassee du dragon jusqu’a la garde ; mais l’homme etait effondre sous le poids de l’animal, ecrase et brule.
Se relevant dans le sable, cambrant le dos et battant de ses ailes membraneuses, Orm Embar vomit des gouttes de feu, et hurla. Il tenta de s’elever mais il ne pouvait plus voler. Traitresse et glacee, la lame lui transpercait le c?ur. Il se recroquevilla, et le sang se mit a couler a gros bouillons, de sa gueule, noir et