parents restaient la, ecoutant tristement le bruit des orchestres, se souvenant des Iles et des jardins de Moscou, tandis que Loulou, et d’autres jeunes filles, des jeunes gens, marchaient le long des allees obscures, recitant des vers, jouant le jeu amoureux.
Loulou avait vingt ans. Elle etait moins belle qu’autrefois, maigre avec des mouvements brusques, comme ceux d’un garcon, une peau sombre, rude, brulee par le vent de la longue traversee, une expression etrange, lasse et cruelle. Elle avait aime sa vie ballottee, menacee, excitante. A present, elle preferait a tout ces promenades au crepuscule de Paris, et les longues, silencieuses soirees dans les bistros, les petits zincs populeux, avec leur odeur de craie, d’alcool et le bruit des billards dans la piece du fond… Vers minuit, ils rentraient chez l’un ou chez l’autre, et ils recommencaient a boire, a se caresser dans l’ombre. Les parents dormaient; ils entendaient vaguement le gramophone jouer jusqu’au jour. Ils ne voyaient rien, ou ne voulaient rien voir.
Une nuit, Tatiana Ivanovna sortit de sa chambre pour retirer du linge qui sechait dans le cabinet de toilette; la veille, elle l’avait oublie sur le chauffe-bains, et il fallait raccommoder une paire de bas pour Loulou. Elle travaillait souvent la nuit. Elle avait besoin de peu de sommeil, et, des quatre, cinq heures, elle etait debout, rodant silencieusement dans les chambres; elle n’entrait jamais au salon.
Cette nuit-la, elle avait entendu des pas et des voix dans le vestibule; les enfants, depuis longtemps, etaient partis, sans doute… Elle vit de la lumiere sous la porte du salon. «Ils ont oublie d’eteindre l’electricite, de nouveau», songea-t-elle. Elle ouvrit, et, alors seulement, elle entendit le gramophone, qui jouait, entoure d’un rempart de coussins; la musique basse, haletante, semblait passer a travers une epaisseur d’eau. La chambre etait a demi obscure. Seule une lampe, voilee d’un chiffon rouge, eclairait le divan, ou Loulou, etendue, paraissait dormir, la robe defaite sur la poitrine, serrant dans ses bras un garcon, a la pale figure delicate, renversee en arriere. La vieille femme s’avanca. Ils dormaient reellement, leurs levres encore jointes, leurs visages colles l’un a l’autre. Une odeur d’alcool et une fumee epaisse emplissaient la chambre; des verres, des bouteilles vides, des disques, des cendriers pleins, des coussins qui gardaient encore la forme des corps trainaient a terre. Loulou se reveilla, regarda fixement Tatiana Ivanovna, sourit; ses yeux dilates, noircis par le vin et la fievre, avaient une expression d’indifference railleuse et d’extreme fatigue. Elle murmura doucement:
«Qu’est-ce que tu veux?»
Ses longs cheveux denoues pendaient sur le tapis; elle fit un mouvement pour relever la tete, gemit; la main du garcon etait crispee dans les meches defaites. Elle les arracha brusquement, s’assit.
«Qu’est-ce qu’il y a?» repeta-t-elle avec impatience.
Tatiana Ivanovna regardait le garcon. Elle le connaissait bien; elle l’avait souvent vu chez les Karine, enfant; il s’appelait le prince Georges Andronikof, elle se souvenait de ses longues boucles blondes, de ses cols de dentelle. «Jette-moi ca dehors, tout de suite, tu entends?» dit-elle tout a coup, serrant les dents, sa vieille figure tremblante et bleme.
Loulou haussa les epaules.
«Ca va, tais-toi… il part tout de suite…
– Lulitchka, murmura la vieille femme.
– Oui, oui, tais-toi, pour l’amour de Dieu…»
Elle arreta le gramophone, alluma une cigarette, la jeta presque aussitot, commanda brievement:
«Aide-moi.»
Silencieusement, elles mirent de l’ordre dans la piece, ramasserent les bouts de cigarettes, les verres vides; Loulou ouvrit les volets, aspira avidement la bouffee de fraicheur qui montait des caves.
«Quelle chaleur, hein?»
La vieille femme ne repondait rien, detournait les yeux avec une sorte de pudeur sauvage.
Loulou s’assit sur le rebord de la fenetre, se mit a se balancer doucement en chantonnant. Elle semblait degrisee, malade; ses joues pales apparaissaient par plaques livides, sous la poudre que les baisers avaient effacee; les larges yeux cernes regardaient droit devant eux, profonds et vides.
«Qu’est-ce que tu as donc, Niania? C’est toutes les nuits la meme chose, dit-elle enfin, de sa voix calme, enrouee par le vin et la fumee. Et a Odessa, mon Dieu?… Sur le bateau?… Tu n’avais jamais rien remarque?
– Quelle honte, murmura la vieille femme avec une expression de degout et de souffrance. Quelle honte!… tes parents qui dorment a cote…
– Eh bien? Ah ca, mais tu es folle, Niania? Nous ne faisons rien de mal. On boit un peu, on s’embrasse, quel mal y a-t-il? Tu crois que les parents ne faisaient pas la meme chose quand ils etaient jeunes?
– Non, ma fille.
– Ah, tu crois ca, toi?
– Moi aussi, j’ai ete jeune, Lulitchka. Il y a longtemps de cela, mais je me rappelle encore le jeune sang brulant dans les veines. Crois-tu que cela s’oublie? Et je me souviens de tes tantes, quand elles avaient vingt ans, comme toi. C’etait a Karinovka, et le printemps… Ah, quel temps nous avions cette annee-la… Tous les jours des promenades en foret, et sur la piece d’eau… Et le soir, des bals chez les voisins ou chez nous… Chacune avait son amoureux, et, bien des fois, ils partaient tous, au clair de la lune, en troika… Ta grand’mere defunte disait: «De notre temps…» Mais quoi? Elles savaient bien qu’il y avait des choses permises, et d’autres defendues… Le matin, parfois, elles venaient dans ma chambre me raconter ce que l’un avait dit, et l’autre… Un jour, ainsi, elles se sont fiancees, elles se sont mariees, et elles ont vecu, avec leur part de miseres et leur part de bonheur, honnetement, jusqu’au jour ou Dieu les a reprises… Elles sont mortes jeunes, tu le sais, l’une en couches, et l’autre, cinq ans plus tard d’une mauvaise fievre… Eh, oui, je me souviens… Nous avions les plus beaux chevaux de la region, et ils s’en allaient en cavalcade, parfois, ton papa qui etait un jeune garcon alors, et ses amis, et tes tantes, avec d’autres jeunes filles, dans la foret, avec les laquais qui portaient les torches devant eux…
– Oui, dit amerement Loulou, en montrant le triste petit salon sombre et la vodka grossiere, au fond du verre qu’elle tournait machinalement entre ses doigts; evidemment, le decor a change…
– Ce n’est pas seulement cela qui a change», grommela la vieille femme. Elle regarda tristement Loulou.
«Ma fille, pardonne-moi… tu n’as pas besoin d’avoir honte, je t’ai vue naitre… Tu n’as pas commis le peche, au moins?… Tu es encore une jeune fille?
– Mais oui, ma vieille», dit Loulou. Elle se rappelait une nuit de bombardement, a Odessa, ou elle etait restee dans la maison du baron Rosenkranz, l’ancien gouverneur de la ville; il etait en prison, et son fils, seul, habitait la. La canonnade avait eclate si brusquement qu’elle n’avait pas eu le temps de rentrer chez elle, et elle avait passe la nuit dans le palais desert, avec Serge Rosenkranz. Qu’est-ce qu’il etait devenu, celui-la? Mort, sans doute… Le typhus, la famine, une balle perdue, la prison… il n’y avait que l’embarras du choix, vraiment… Quelle nuit… Les docks brulaient… Ils voyaient, du lit ou ils se caressaient, les nappes de petrole enflamme couler sur le port…
Elle se souvenait de cette maison, de l’autre cote de la rue, avec sa facade ecroulee et les rideaux de tulle qui se balancaient dans le vide… Cette nuit-la… la mort etait si proche…
Elle repeta machinalement:
«Oui, Nianiouchka…»
Mais Tatiana Ivanovna la connaissait bien: elle secoua la tete, pincant silencieusement ses vieilles levres.
Georges Andronikof gemit, se retourna lourdement, puis se reveilla a demi.
«Je suis completement saoul», dit-il doucement.
Il alla en chancelant jusqu’au fauteuil, mit son visage dans les coussins et demeura inerte.
«Il travaille toute la journee dans un garage, maintenant, et il meurt de faim. S’il n’y avait pas le vin… et le reste, a quoi bon vivre?
– Tu offenses Dieu, Loulou.»
Brusquement la jeune fille cacha sa figure dans ses mains, eclata en sanglots desesperes.
«Nianiouchka… Je voudrais etre chez nous!… Chez nous, chez nous! repeta-t-elle en tordant ses doigts d’un geste nerveux et etrange que la vieille femme ne lui connaissait pas. Pourquoi sommes-nous chaties ainsi? Nous n’avons rien fait de mal!…»
Tatiana Ivanovna caressa doucement les cheveux defaits, penetres d’une odeur tenace de fumee et de vin.
«C’est la sainte volonte de Dieu.
– Ah, tu m’ennuies, tu ne sais dire que cela!…»
Elle s’essuya les yeux, haussa les epaules avec violence.
«Allons, laisse-moi!… Va-t’en… Je suis enervee et lasse. Ne dis rien aux parents… A quoi bon? Tu leur ferais de la peine inutilement, et tu n’empecherais rien, crois-moi… Rien. Tu es trop vieille, tu ne peux pas