— Quand tu penses que ce machin vaut des millions! Moi, je te repete ce que dit papa. Il parait que nous allons devenir riches. Tu comprends! Miss Margrave a une grosse fortune, et papa a son amour-propre. Il ne veut rien devoir a personne. Mais qui est-ce qui irait depenser des millions pour faire la causette avec M. Tom, hein?… Si tu entendais tous ces projets! Un jour, on construit une usine. Un autre jour, on traite avec les Americains… Est-ce que tu vis, toi aussi, dans une autre planete?

— J'aimerais bien, dit Francois.

— Moi pas. Je tiens sans doute de ma mere. J'aime ce qui est solide, ce qui est sur. Il y a des jours ou ces marionnettes me rendent malade.

Il sauta sur ses pieds.

— J'entends la Morris. Precipitamment, il enferma M. Tom dans la

vitrine. Puis il entraina Francois au-devant de l'ingenieur.

— Papa, tu as eu une visite.

Il decrivit l'homme. M. Skinner ecarta les bras.

— Je ne vois pas, dit-il. Mais puisqu'il doit revenir, ne nous cassons pas la tete… Mrs. Humphrey? Ou etes- vous? Nous allons prendre le the tout de suite.

Il saisit familierement le bras de Francois.

— Mon cher garcon, je ne sais pas ce que vous avez l'intention de faire plus tard, mais je ne vous conseille pas de choisir une carriere comme la mienne. Les gens ne comprennent rien. Il faut se battre sans arret… Une tasse de the sera la bienvenue… Bob, va aider Mrs. Humphrey.

Il accrocha son impermeable au portemanteau du vestibule, puis s'effaca devant Francois.

— Apres vous, monsieur Sans-Atout… Vous savez, votre surnom m'amuse beaucoup… J'y pensais, en revenant. Il pourrait tres bien s'appliquer a moi aussi. Je possede d'excellentes cartes et je m'efforce d'en tirer le meilleur parti. Asseyez-vous.

Mrs. Humphrey servit le the.

— Bob, tu vas laisser un peu de tarte pour les autres, oui?

Francois s'etait imagine qu'il allait tomber dans une famille anglaise traditionnelle, un peu gourmee, un peu ennuyeuse. Les Skinner le prenaient vraiment au depourvu. Mais il se sentait parfaitement a l'aise et aussi bien accorde avec Bob qu'avec son pere. Il observait les mains de son hote, des mains maigres, aux doigts tres longs, tres minces, et sans cesse en mouvement. Elles etaient habitees par un esprit mobile, inquiet, tandis que les grosses pattes de Bob revelaient une nature sans detour.

«Tel pere, tel fils! Quelle erreur! songeait-il. Mais Bob fait peut-etre expres de ne pas ressembler a son pere. Il y a entre eux un conflit cache.»

Le telephone sonna dans le bureau, et l'ingenieur s'excusa. Il laissa la porte ouverte et l'on entendit sa voix, dans la piece voisine.

— Je suis bien tranquille, murmura Bob. Il va encore nous laisser tomber. Quand on veut sortir, il y a toujours quelqu'un qui a besoin de le voir.

— Allo… Parlez plus fort, que diable!.. Ah! C'est vous, Merrill; je ne reconnaissais pas votre voix… Quoi?… Que je retourne vous voir?… Maintenant?… Ca ne peut pas attendre?… Comment?… Je vous l'ai dit tout a l'heure: je dois emmener les enfants au concert… Ah! Je vous entends tres mal…

— Qu'est-ce que je disais, fit Bob, placidement.

Il attrapa le dernier morceau de tarte et lecha les gouttes sucrees qui lui poissaient les doigts.

— … Et vous ne pouvez pas me dire ca par telephone?… Bon… Eh bien, dans une heure. Non, je ne peux pas arriver avant… Je viens a peine de rentrer… Merci.

Quand M. Skinner reparut, il semblait las et maussade.

— Je me demande bien ce qu'il peut me vouloir… Je suis desole, mon cher Francois. Je manque a tous mes devoirs. M. Merrill, je vous l'ai dit, est mon bailleur de fonds. Vous le rencontrerez surement… Un homme tres agreable, mais, comme il tient les cordons de la bourse, il a tendance a croire que tout le monde est a ses ordres… J'aurais d'ailleurs tort de me plaindre, car il m'a fait un contrat magnifique. Seulement, les contrats, c'est comme les menottes. Vous etes attache. Vous avez perdu votre liberte… M. Merrill veut me revoir, donc je dois repasser le voir, toute affaire cessante… Eh bien, j'irai tout a l'heure… Buvons notre the sans nous presser.

— On ne va plus au concert? demanda Bob, avec une feinte indifference.

— Oh, mais si! Je vous y conduirai en voiture. Je ne pourrai pas rester avec vous, mais vous etes assez grands pour rentrer tout seuls. Vous prendrez un taxi.

M. Skinner avala une deuxieme tasse de the.

— Surveillez l'heure, dit-il, et quand le moment sera venu, venez me sortir de mon bureau, manu militari.

Il s'en alla precipitamment.

— M. Merrill, dit Bob, hargneusement. Toujours M. Merrill!

— C'est un banquier? demanda Francois.

— Pas du tout. Il fabrique des frigidaires. Mais attention! A la chaine… Dans une usine grande comme une gare. Il s'est entiche de ces automates, et il va en commencer la fabrication en serie. J'ai vu les depliants: L'Audio-Visuel par la joie! Tu parles! Moi, ca ne me fait pas rigoler!.. Mrs. Humphrey, s'il vous plait… Il n'y a plus rien a manger?… Apportez-nous des toasts… Merci!

— Tu devrais etre content, non? dit Francois.

Bob prit un morceau de sucre et le croqua, tout en reflechissant.

— C'est vrai. Je devrais etre content; mais quand je vois papa depenser toutes ses forces a construire des jouets… non, il y a quelque chose qui ne va pas. Je ne sais pas t'expliquer ca, mais je le sens… C'est comme si papa etait plus enfant que moi.

Mrs. Humphrey apporta les toasts, soigneusement empiles sur une assiette.

— Sers-toi, dit Bob.

— Tu manges trop, observa Francois.

Bob haussa les epaules.

— C'est ce que pretend le medecin. Il m'a fait tout un expose. D'apres lui, l'obesite a des causes psychiques. Mais quoi! Je ne suis pas obese. Je suis gras. Ce n'est pas pareil!

Il beurra meticuleusement un toast, puis l'enduisit de miel.

— Du miel d'Ecosse! C'est comme si tu avais la lande dans la bouche.

Le carillon sonna six coups.

— Faudrait peut-etre se preparer, dit-il. Je connais papa. Quand il a le nez dans ses dossiers, pour l'arracher de la…

Il chercha le mot francais: «… C'est dur aille!».

— Est-ce que je dois me changer? demanda Francois.

— Non. Les spectacles, ici, commencent tot pour que n'importe qui puisse y assister, apres le travail de la journee. Personne ne se met en frais.

— Ton pere te laisse sortir seul, quelquefois?

— Mais tout le temps. J'ai quinze ans, mon vieux!

Avant de se lever, il donna un dernier coup de langue sur sa cuillere encore gluante de miel. Les deux garcons frapperent a la porte du bureau.

— Papa!.. Ho!..

M. Skinner ouvrit. Comme M. Tom, il tenait ses lunettes a la main et avait les yeux un peu egares des chercheurs en plein travail. Francois apercut le classeur rouge, sur le bureau, et un fouillis de notes eparses. Non sans humour, Bob dit, en prenant un accent distingue:

— Monsieur Tom, avez-vous passe une bonne journee?… Vous sentez-vous capable de sortir avec nous?

M. Skinner entra dans le jeu et repondit, en singeant l'automate:

— Tres volontiers.

Puis il sourit, attrapa son fils par le cou et le secoua amicalement.

— Est-ce que vous vous moquez de votre pere, monsieur Sans-Atout? Bob ne respecte personne, sous pretexte qu'il faut etre dans le vent. Bon! J'arrive.

Il rangea les papiers dans le classeur dont il noua les attaches, le rangea dans l'armoire et ferma le meuble a clef. Il regarda l'heure a sa montre.

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