Vous n’etes rien du tout. Un jour, il se peut que ce que nous transportons rende service a quelqu’un. Mais meme quand nous avions acces aux livres, nous n’avons pas su en profiter. Nous avons continue a insulter les morts. Nous avons continue a cracher sur les tombes de tous les malheureux morts avant nous. Nous allons rencontrer des tas de gens isoles dans la semaine, le mois, l’annee a venir. Et quand ils demanderont ce que nous faisons, vous pourrez repondre : Nous nous souvenons.
C’est comme ca que nous finirons par gagner la partie.
Et un jour nous nous souviendrons si bien que nous construirons la plus grande pelle mecanique de l’histoire, que nous creuserons la plus grande tombe de tous les temps et que nous y enterrerons la guerre. Allez, pour commencer, nous allons construire une miroiterie et ne produire que des miroirs pendant un an pour nous regarder longuement dedans. » Ils acheverent leur repas et eteignirent le feu. Autour d’eux, le jour resplendissait comme si l’on avait remonte la meche d’une lampe rose. Dans les arbres, les oiseaux qui s’etaient enfuis revenaient se poser.
Montag se mit en marche vers le nord et, au bout d’un moment, s’apercut que les autres s’etaient ranges derriere lui. Surpris, il s’ecarta pour laisser passer Granger, mais celui-ci le regarda et lui fit signe de continuer. Montag reprit la tete de la colonne. Il regardait le fleuve, le ciel et les rails rouilles qui s’enfoncaient dans la campagne, la ou se trouvaient les fermes, ou se dressaient les granges pleines de foin, ou des tas de gens etaient passes de nuit, fuyant la cite. Plus tard, dans un mois, six mois, mais certainement pas plus d’une annee, il reprendrait ce chemin, seul, et continuerait de marcher jusqu’a ce qu’il rejoigne tous ces gens.
Mais pour le moment une longue matinee de marche les attendait, et si les hommes restaient silencieux, c’etait parce qu’ils avaient largement matiere a reflechir et beaucoup a se rappeler. Plus tard peut-etre, au cours de la matinee, quand le soleil serait plus haut et les aurait rechauffes, ils se mettraient a parler, ou simplement a dire ce dont ils se souvenaient, pour etre surs que c’etait bien la, pour etre absolument certains que c’etait bien a l’abri en eux. Montag sentait la lente fermentation des mots, leur lent fremissement. Et quand viendrait son tour, que pourrait-il dire, que pourrait-il offrir en ce jour, pour agrementer un peu le voyage ? Toutes choses ont leur temps. Oui. Temps d’abattre et temps de batir. Oui.
Temps de se taire et temps de parler. Oui, tout ca. Mais quoi d’autre ? Quoi d’autre ? Quelque chose, quelque chose...
Des deux cotes du fleuve etait l’arbre de vie qui porte douze fruits et donne son fruit chaque mois ; et les feuilles de cet arbre sont pour guerir les nations [1].
Oui, se dit Montag, voila ce que je vais retenir pour midi. Pour midi...
Quand nous atteindrons la ville.
1
Ce passage de l’Apocalypse de Saint Jean, apotre (chap. XXII, 2), ainsi que les fragments de l’Ecclesiaste (chap. III) qui precedent immediatement sont cites dans la traduction de Lemaitre de Sacy. (N.d.T.)