FAHRENHEIT 451
Ray Bradbury
Titre original : FAHRENHEIT 451 (Ballantine Books, New York)
© Ray Bradbury, 1953, renewed 1981.
Editions Denoel, 1995, pour la traduction francaise.
Le plaisir d’incendier !
Quel plaisir extraordinaire c’etait de voir les choses se faire devorer, de les voir noircir et se transformer.
Les poings serres sur l’embout de cuivre, arme de ce python geant qui crachait son venin de petrole sur le monde, il sentait le sang battre a ses tempes, et ses mains devenaient celles d’un prodigieux chef d’orchestre dirigeant toutes les symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisees de l’Histoire.
Son casque symbolique numerote 451 sur sa tete massive, une flamme orange dans les yeux a la pensee de ce qui allait se produire, il actionna l’igniteur d’une chiquenaude et la maison decolla dans un feu vorace qui embrasa le ciel du soir de rouge, de jaune et de noir.
Comme a la parade, il avanca dans une nuee de lucioles. Il aurait surtout voulu, conformement a la vieille plaisanterie, plonger dans le brasier une boule de guimauve piquee au bout d’un baton, tandis que les livres, comme autant de pigeons battant des ailes, mouraient sur le seuil et la pelouse de la maison. Tandis que les livres s’envolaient en tourbillons d’etincelles avant d’etre emportes par un vent noir de suie. Montag arbora le sourire feroce de tous les hommes roussis et repousses par les flammes.
Il savait qu’a son retour a la caserne il lancerait un clin d’?il a son reflet dans la glace, a ce negre de music-hall passe au bouchon brule. Plus tard, au bord du sommeil, dans le noir, il sentirait ce sourire farouche toujours prisonnier des muscles de son visage. Jamais il ne le quittait, ce sourire, jamais au grand jamais, autant qu’il s’en souvint.
Il accrocha son casque noir cloporte et le lustra, suspendit avec soin son blouson ignifuge, se doucha avec volupte, puis, sifflotant, les mains dans les poches, traversa l’etage superieur de la caserne et se laissa tomber dans le trou. Au dernier instant, au bord de la catastrophe, il retira les mains de ses poches et freina sa chute en agrippant le mat de cuivre. Il s’immobilisa dans un crissement, les talons a deux centimetres du sol de beton.
Il sortit de la caserne et enfila la rue aux couleurs de minuit en direction du metro. Sous la pression de l’air comprime, la rame fila sans bruit le long de son conduit souterrain lubrifie et le deposa dans une grande bouffee d’air chaud sur les carreaux cremeux de l’escalier mecanique qui debouchait sur la banlieue.
Toujours sifflotant, il se laissa emporter dans le calme de l’air nocturne. Il se dirigea vers l’angle de la rue, sans penser a rien de particulier. Avant d’atteindre le coin, pourtant, il ralentit comme si un souffle de vent s’etait leve de nulle part, comme s’il s’etait entendu appeler par son nom.
Les nuits precedentes, alors qu’il regagnait sa maison sous le ciel etoile, il avait eprouve une sensation des plus bizarres a cet endroit precis, la ou le trottoir tournait.
Au moment d’obliquer, il avait eu l’impression d’une presence. L’air debordait d’un calme etrange, comme si quelqu’un avait attendu la, tranquillement, et, un instant avant son arrivee, s’etait change en ombre pour le laisser passer. Peut-etre ses narines decelaient-elles un leger parfum, peut-etre le dessus de ses mains, la peau de son visage sentaient-ils la temperature s’elever a cet endroit ou la presence de quelqu’un pouvait, l’espace d’un instant, rechauffer l’air ambiant de quelques degres. Inutile de chercher a comprendre. Chaque fois qu’il tournait cet angle, il ne voyait que la courbe blanche et deserte du trottoir — a l’exception d’une nuit, peut-etre, ou quelque chose avait fugitivement traverse une pelouse et s’etait evanoui avant qu’il ait pu ajuster son regard ou dire un mot.
Mais ce soir-la, il ralentit jusqu’a pratiquement s’arreter. Son mental, se projetant pour lui par-dela l’angle, avait percu un souffle a peine audible. Un bruit de respiration ? Ou l’air etait-il comprime par la seule presence de quelqu’un qui se tenait la dans le plus profond silence, aux aguets ?
Il tourna l’angle.
Les feuilles d’automne voletaient au ras du trottoir baigne de lune, donnant l’impression que la jeune fille qui s’y deplacait, comme fixee sur un tapis roulant, se laissait emporter par le mouvement du vent et des feuilles. La tete a demi penchee vers le sol, elle regardait ses chaussures rompre le tourbillon des feuilles. Elle avait un visage menu, d’un blanc laiteux, et il s’en degageait une espece d’avidite sereine, d’inlassable curiosite pour tout ce qui l’entourait. Son expression suggerait une va- gue surprise ; ses yeux sombres se fixaient sur le monde avec une telle intensite que nul mouvement ne leur echappait. Sa robe blanche froufroutait. Il crut presque entendre le balancement de ses mains tandis qu’elle avancait, puis ce son infime, l’eclair blanc de son visage qui se tournait au moment ou elle decouvrit, plante au milieu du trottoir, tout pres, un homme qui attendait.
Au-dessus d’eux les arbres laisserent bruyamment tomber leur pluie seche. La jeune fille s’arreta, au bord, semblait-il, d’un mouvement de recul du a sa surprise, mais il n’en fut rien ; immobile, elle fixait sur Montag des yeux si noirs, si brillants, si pleins de vie qu’il eut l’impression d’avoir dit quelque chose d’extraordinaire.
Mais il savait que ses levres n’avaient bouge que pour lancer un vague salut, et lorsqu’il la vit comme hypnotisee par la salamandre sur son bras et le cercle au phenix sur sa poitrine, il reprit la parole.
« Mais bien sur, dit-il, vous etes nouvelle dans le voisinage, n’est-ce pas ?
— Et vous devez etre... » Elle detacha ses yeux des insignes professionnels. « ... le pompier. » Sa voix s’eteignit.
« Vous avez dit ca d’une drole de voix.
— Je... je l’aurais devine les yeux fermes, dit-elle posement.
— Ah... l’odeur du petrole ? Ma femme s’en plaint tout le temps, dit-il en riant. Impossible de la faire disparaitre completement.
— Effectivement », fit-elle, intimidee.
Il avait l’impression qu’elle tournait autour de lui, l’examinant sur toutes les coutures, le secouait calme ment, vidait ses poches, sans qu’elle eut a effectuer le moindre mouvement.
« Le petrole, dit-il pour rompre le silence qui se prolongeait, ce n’est rien qu’un parfum pour moi.