T.D. Lemon Novecento, le plus grand pianiste qui ait jamais joue sur l’Ocean. Dans les yeux des gens, on voit ce qu’ils verront, pas ce qu’ils ont vu. Il disait ca : ce qu’ils verront.
J’en ai vu, moi, des Ameriques... Sept ans sur ce bateau, cinq ou six traversees par an, d’Europe jusqu’en Amerique et retour, toujours a tremper dans l’Ocean, quand tu redescendais a terre tu n’arrivais meme plus a pisser droit dans les chiottes. Les chiottes, ils ne bougeaient pas, mais toi, tu continuais a te balancer. Parce qu’un bateau, tu peux toujours en descendre : mais de l’Ocean, non... J’y suis monte, moi, j’avais dix-sept ans. Et dans la vie, il n’y avait qu’une seule chose qui comptait, pour moi : jouer de la trompette. Alors quand le bruit a couru qu’ils cherchaient des gars pour le paquebot, le
« C’etait quoi ?
— Je sais pas. »
Ses yeux se sont mis a briller.
« Quand tu ne sais pas ce que c’est, alors c’est du jazz. »
Puis il a fait un truc bizarre avec la bouche, peut-etre un sourire, il avait une dent en or juste la, tellement au milieu qu’on aurait dit qu’il l’avait mise en vitrine pour la vendre.
« Ils en raffolent, de cette musique, la-haut. »
La-haut, ca voulait dire sur le bateau. Et cette espece de sourire, ca voulait dire que j’etais engage.
On jouait trois, quatre fois par jour. D’abord pour les rupins en classe de luxe, ensuite pour ceux des secondes, et de temps en temps on allait voir ces misereux d’emigrants et on leur jouait quelque chose, mais sans l’uniforme, comme ca nous venait, et quelquefois eux aussi ils jouaient, avec nous. On jouait parce que l’Ocean est grand, et qu’il fait peur, on jouait pour que les gens ne sentent pas le temps passer, et qu’ils oublient ou ils etaient, et qui ils etaient. On jouait pour les faire danser, parce que si tu danses tu ne meurs pas, et tu te sens Dieu. Et on jouait du ragtime, parce que c’est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde.
Sur laquelle Dieu danserait, s’il etait negre.
Je ne crois pas qu’il soit necessaire de vous expliquer que ce navire est, a bien des egards, un bateau extraordinaire, et tout compte fait unique en son genre. Sous le commandement du capitaine Smith, claustrophobe notoire et homme d’une grande sagesse (vous avez sans doute remarque qu’il dort dans un canot de sauvetage), travaille pour vous une equipe pratiquement unique de professionnels qui, tous, sortent de l’ordinaire : Paul Siezinsky, notre pilote, ancien pretre polonais, sensitif, pranotherapeute, helas aveugle... Bill Joung, notre radio, grand joueur d’echecs, manchot, et afflige de begaiement... notre medecin du bord, le docteur
Klausermanspitzwegensdorfentag, pas tres pratique en cas d’urgence..., mais surtout :