apercue, bien sur, depuis les ports. Mais y descendre, jamais. Il faut dire que Danny avait peur qu’on le lui prenne, avec les histoires de papiers et de visas, ce genre de choses. Si bien qu’a chaque fois, Novecento, lui, il restait a bord et puis, au bout d’un certain temps, on repartait. A dire precisement, Novecento, pour le monde, il n’existait meme pas : pas une ville, pas une paroisse, pas un hopital, pas une prison, pas une equipe de base-bail ou son nom soit marque quelque part. Il n’avait pas de patrie, il n’avait pas de date de naissance, il n’avait pas de famille. Il avait huit ans : mais officiellement il n’etait pas ne.

« Ca ne pourra pas continuer longtemps cette histoire », disaient quelquefois les autres a Danny. « Et en plus, c’est contre la loi. » Mais Danny avait une reponse qui faisait pas un pli : « Au cul la loi », il disait. On ne peut plus reellement discuter, a partir de la.

A l’arrivee a Southampton, a la fin de la traversee pendant laquelle Danny etait mort, le capitaine decida qu’il etait temps de mettre fin a cette plaisanterie. Il convoqua les autorites portuaires et demanda a son second d’aller chercher Novecento. Eh bien, jamais le second ne put le trouver. Ils le chercherent dans tout le bateau, pendant deux jours. Rien. Il avait disparu. Cette histoire, personne ne la digerait vraiment, parce qu’ils s’y etaient habitues, a ce gamin, finalement, sur le Virginian, et personne n’osait en parler mais... c’est vite fait, de se jeter du haut de la rambarde et... la mer, elle fait ce qu’elle veut, et... Si bien qu’ils avaient tous la mort dans l’ame quand le bateau est reparti vingt-deux jours plus tard pour Rio de Janeiro sans que Novecento soit reapparu, et sans aucune nouvelle de lui... Comme chaque fois, au moment du depart, les serpentins, les sirenes, les feux d’artifice, mais cette fois-la c’etait different, ils perdaient Novecento, et c’etait pour toujours, quelque chose leur grignotait le sourire, a eux tous, ca les mordait a l’interieur.

La seconde nuit de la traversee, alors qu’on ne voyait meme plus les lumieres de la cote irlandaise, Barry, le maitre d’equipage, entra comme un fou dans la cabine du commandant et le reveilla, en disant qu’il fallait absolument qu’il vienne voir. Le commandant jura, mais alla voir.

Salle de bal des premieres.

Lumieres eteintes.

Silhouettes en pyjama, debout, a l’entree. Passagers tires de leurs cabines.

Et aussi des marins, et trois gars tout noirs montes de la salle des machines, et meme Truman, le radio.

Silencieux, tous, a regarder.

Novecento.

Il etait assis sur le tabouret du piano, les jambes pendantes, elles ne touchaient meme pas le sol. Et, aussi vrai que Dieu est vrai, il etait en train de jouer.

(Commence une musique enregistree pour piano, plutot simple, lente, seduisante.)

Il jouait je ne sais quelle diable de musique, petite, mais... belle. Pas de trucage, c’etait vraiment lui qui jouait, c’etaient ses mains a lui, sur ce clavier, Dieu sait comment. Et il fallait entendre ce qui en sortait. Il y avait une dame, en robe de chambre, rose, avec des especes de pinces dans les cheveux... le genre bourree de fric, si vous voyez ce que je veux dire, une Americaine mariee avec un assureur... eh bien, elle avait de grosses larmes, ca coulait sur sa creme de nuit, elle regardait et elle pleurait, elle ne pouvait plus s’arreter. Quand elle vit le commandant a cote d’elle, bouillant de surprise, mais bouillant, litteralement, quand elle le vit a cote d’elle, avec un reniflement, la grosse dame riche, je veux dire, elle montra le piano et en reniflant, elle demanda :

« S’appelle comment ?

— Novecento.

— Pas la chanson, le petit garcon.

— Novecento.

— Comme la chanson ? »

C’etait le genre de conversation qu’un commandant de marine peut difficilement poursuivre au-dela des quatre ou cinq premieres repliques. Surtout quand il vient de decouvrir qu’un gosse qu’on croyait mort non seulement etait vivant mais avait entre-temps appris a jouer du piano. Il planta la la grosse dame riche avec ses larmes et tutti quanti, et traversa toute la salle d’un pas decide : en pantalon de pyjama et veste d’uniforme deboutonnee. Il ne s’arreta qu’arrive pres du piano. Il y en avait beaucoup, des choses qu’il aurait voulu dire a cet instant-la, entre autres : «Ou t’as appris, bordel ?», et aussi « Ou diable est-ce que t’etais fourre ? ». Mais, comme beaucoup d’hommes habitues a vivre en uniforme, il avait fini par penser egalement en uniforme. C’est pourquoi il dit :

« Novecento, tout ceci est absolument contraire au reglement. »

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