Neal Stephenson

L’age de diamant

ou

Le Manuel illustre d’education pour Jeunes Filles

Par nature, tous les hommes sont semblables ; c’est l’experience qui les amene a se differencier.

Confucius

Premiere partie

Deteriorations et reformes morales sont mues par de vastes forces, lesquelles naissent pour l’essentiel de reactions a des habitudes d’une periode anterieure. Les oscillations du grand pendule et ses alternances ne sont pas regies par quelques individus distingues qui seraient pendus a son balancier.

Sir Charles Petrie Les Victoriens

Un thete visite un salon de mod ; traits caracteristiques des armements modernes

Les cloches de St. Mark carillonnaient sur la montagne tandis que Bud patinait vers le salon de mod pour la remise a niveau de son pistocrane. Bud etrennait sa nouvelle paire, d’une vitesse maxi de cent a cent cinquante kilometre-heure, selon que vous etiez plus ou moins gras ou portiez ou non une aerotenue. Bud aimait le cuir collant qui mettait en valeur sa musculature. Lors d’une precedente visite au salon, deux ans plus tot, il s’etait fait inclure quelques nanosites dans l’epaisseur des muscles ; trop minuscules pour etre visibles ou perceptibles, ces zites effectuaient une stimulation electrique des fibres musculaires, selon un programme cense developper la carrure. Combine a la pompe a testosterone incorporee dans l’avant-bras, le systeme equivalait a passer vingt-quatre heures sur vingt-quatre en salle de gym, sauf qu’on n’avait strictement rien a faire et qu’on n’etait jamais en nage. Seul inconvenient, ces petits chatouillis aussi crispants qu’irritants. Il avait fini par s’y habituer ; malgre tout, ca le rendait toujours un rien nerveux lorsqu’il patinait, surtout lorsqu’il foncait a cent a l’heure dans une artere bondee. Mais rares etaient les passants a s’en prendre a Bud, meme quand il les renversait en pleine rue, et dorenavant, jamais plus personne ne se risquerait a lui chercher noise.

Non seulement Bud s’etait tire indemne de son dernier emploi de leurre, mais il s’etait ramasse un petit millier d’ucus. Il en avait claque le tiers en fringues – en majorite de cuir noir -, un autre tiers en armes blanches, et le reste allait passer au salon de mod. On pouvait bien sur denicher des pistocranes pour bien moins cher, mais a condition d’emprunter la Chaussee pour se rendre a Shanghai, de decrocher un boulot au noir avec un Caboteur, et sans doute de se choper dans l’affaire une belle infection osseuse ; sans compter le risque que le type vous detrousse pendant qu’il vous charcutait. Du reste, pour entrer a Shanghai, il fallait etre vierge. Pour traverser la Chaussee alors qu’on etait, comme Bud, deja bien equipe, il fallait copieusement arroser un tas de flics locaux. De ce cote, il etait inutile de faire des economies. Bud avait devant lui une carriere aussi longue que fructueuse, consacree a se hisser dans une hierarchie d’activites fort dangereuses liees a la drogue, et pour lesquelles le role de leurre tenait plus ou moins lieu de test de passage. Un systeme d’armes integre restait un investissement raisonnable.

La satanee cloche carillonnait toujours dans la brume. Bob grommela une commande a son audiosysteme, une batterie de diffuseurs accordes en phase qui mouchetaient ses deux tympans comme les akenes sur la pulpe d’une fraise. Le volume monta mais sans parvenir a couvrir les harmoniques graves du carillon qui resonnaient jusque dans les os de ses membres. Il se demanda s’il n’allait pas profiter de sa visite au salon de mod pour faire extraire et remplacer les batteries incluses dans son mastoide droit. Certes, leur autonomie etait garantie dix ans, mais cela en faisait deja six, et il ecoutait de la musique en permanence, a fond.

Trois clients attendaient. Bud s’assit et parcourut un mediatron pose sur la table basse ; on aurait vraiment dit un bout de papier crasseux et froisse. « Annales de l’autoprotection », lanca-t-il assez fort pour que tout le monde en profite. Le logo de son mediaserveur favori se materialisa sur la page. Des mediaglyphes – surtout animes, les meilleurs – se disposerent en mosaique. Bud les parcourut pour trouver celui annoncant un comparatif sur tout un tas de nouveaux trucs ; il le valida aussitot d’un coup d’ongle. De nouveaux mediaglyphes apparurent, encadrant un large ecran panoramique visualisant la redaction des Annales en train de tester plusieurs modeles de pistocranes sur des cibles vivantes ou mortes. Bud reexpedia le mediatron sur la table ; c’etait le meme banc d’essai qu’il epluchait depuis la veille : ils ne l’avaient pas remis a jour, sa decision etait toujours valable.

L’un des mecs devant lui se fit faire un tatouage, ce qui prit une dizaine de secondes. L’autre voulait juste faire recharger son pistocrane, ce qui ne prit guere plus. La fille, elle, desirait le remplacement de plusieurs zites sur sa ractigrille, surtout autour des yeux, ou des pattes d’oie commencaient d’apparaitre. Cela mit un peu plus de temps, aussi Bud reprit-il le mediatron pour s’immerger dans un ractif, son prefere, intitule : Tais-toi ou meurs !

Le moduliste voulait voir la couleur de ses ucus avant de lui installer le pistolet, ce qui dans un autre environnement, aurait constitue une insulte, mais relevait de la saine pratique commerciale dans les Territoires concedes. Quand il fut assure qu’il n’y avait pas d’embrouille, il givra le front de Bud a l’aide d’une bombe anesthesique, rabattit un pan de peau, puis il approcha un appareil monte sur un bras-robot, genre instrument de dentiste. Le bras delicat se dirigea aussitot vers l’ancien pistolet, evoluant avec une promptitude et une determination inquietantes. Bud, que ses myostimulateurs avaient deja tendance a rendre nerveux, tressaillit legerement. Mais le bras-robot etait cent fois plus rapide que lui et il ota l’ancien pistolet sans la moindre hesitation. Le proprietaire surveillait le deroulement de l’operation sur un moniteur, se contentant de commenter : « L’ouverture cranienne a des bords assez irreguliers et la machine est en train de l’agrandir – parfait, et voici l’arme de remplacement. »

Un claquement desagreable irradia le crane de Bud quand le bras mecanique vint y loger le nouveau modele. Cela lui rappela sa jeunesse, quand il arrivait qu’un de ses compagnons de jeu le canarde en pleine tete. Il fut pris aussitot d’une migraine lancinante.

« Il est charge d’une centaine de smarties, expliqua le proprietaire ; ca vous laisse largement de quoi tester l’irvu. Des que vous serez familiarise avec, je vous le chargerai pour de bon. » Il agrafa la peau du front pour que la cicatrice soit invisible. On peut toujours payer un supplement pour que le gars vous laisse une balafre, histoire que tout le monde sache que vous etes charge, mais Bud avait entendu dire que certaines nanas appreciaient moderement. Les relations de Bud avec la gent feminine etaient gouvernees par un fatras d’impulsions primaires, de suppositions vagues, de theories tordues, de relents de conversations, de mauvais conseils mal digeres et de bouts d’anecdotes outrancieres qui frisaient la superstition sordide. En l’occurrence, il sentait qu’une balafre n’etait pas de mise.

Du reste, il avait une chouette collection de Visis – des verres solaires d’assez mauvais gout, avec reticule enchasse dans la lentille couvrant l’?il dominant. Mais c’etait le truc ideal pour la precision de tir, sans compter le cote dissuasif : tout le monde savait qu’on ne plaisantait pas avec un mec chausse de Visis.

« Tournez voir un coup », dit le moduliste, et il fit pivoter le fauteuil – c’etait un antique siege de coiffeur recouvert de skai gaufre : Bud se retrouva devant un mannequin planque dans l’angle de la piece. Il n’avait ni cheveux ni visage, et son corps, comme le mur derriere, etait mouchete d’impacts brules.

« Statut », lanca Bud qui entendit le pistolet bourdonner doucement en guise de reponse.

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