etait pas une. Chaque groupe tenait compte de ce que faisaient les groupes voisins. Magiciens de l’improvisation, ils se repondaient, reprenaient les themes et se les renvoyaient pour les elaborer encore, transposes, modules, syncopes. Chris et la Titanide traversaient les familles musicales – le rag-time voisinait avec le cake-walk qui cotoyait le swing et dix-neuf varietes de jazz progressif avec ici et la de petits ilots murmurant ou claironnant de bizarrerie non humaine.
Une partie en etait inaccessible a Chris. Tout au plus pouvait-il se dire que, oui, peut-etre la musique serait interessante ainsi concue. Pour les Titanides tous les sons etaient musique. Les genres apprecies des humains n’etaient pour elles qu’un coin de la salle, une simple branche de la famille musicale. Parmi tout ce que Chris entendit, il y avait ainsi ces grappes de notes soutenues, groupees par trois ou quatre et chacune legerement desaccordee par rapport a la tonique. Les Titanides parvenaient a transformer les battements qui en resultaient, issus de la somme et de la difference des frequences, en une musique en-soi et pour-soi.
Traverser la foule du Carnaval Pourpre equivalait a voyager dans les entrailles d’une table de mixage a cinquante mille canaux bourree de circuits electroniques vivants. Quelque part, un ingenieur du son titanide manipulait la gigantesque console pour augmenter ici, diminuer la, mettre en valeur une ligne melodique l’espace de quelques secondes avant de refermer le potentiometre.
On chantait a l’adresse de sa compagne (ou fallait-il l’appeler sa monture ? son coursier ?). Elle y repondait en general par un geste de la main, un bref couplet. Puis une Titanide l’appela, en anglais.
« Qu’est-ce que t’as trouve la, Valiha ?
— Un trefle a quatre feuilles, j’espere, repondit Valiha. Mon billet pour la maternite. »
C’etait bien de savoir son nom. Elle semblait deja le connaitre, lui, et si bien, meme, que c’en etait genant ; elle devait donc s’attendre a la reciproque. Il se demanda, et ce n’etait pas la premiere fois, dans quoi il s’etait fourre.
Leur destination etait un cratere aux parois erodees et d’un diametre de cinq cents metres. Il en chercha le nom, qui lui echappait, le retrouva enfin : Grandioso. Ca ne voulait rien dire, mais ca collait : c’etait souvent le cas apres ses absences. La roche qui se dressait au bord du cratere avait aussi un nom, mais la, impossible de le retrouver.
Depuis les bords du Grandioso, il put en se retournant embrasser le campement des Titanides, ce brouhaha dement comme l’accord de mille orchestres, ce charivari colore dont le sillage poussiereux s’envolait loin au vent.
L’interieur du cirque etait un tout autre monde. S’il contenait beaucoup de Titanides, celles-ci n’avaient rien de l’anarchique exuberance de leurs compagnes a l’exterieur. Le Grandioso etait tapisse d’une herbe verte et courte sur laquelle on avait dessine un reseau de lignes blanches. Les Titanides s’etaient disposees en petits groupes, jamais plus de quatre par carre, tels des pions dans un jeu. Dans certains carres se trouvaient des structures bariolees mais semblait-il ephemeres, comme des chars fleuris. D’autres etaient presque nues. Valiha penetra dans le Labyrinthe, traversa trois carres puis en sauta sept. Elle rejoignit deux autre Titanides dans un quadrilatere qui deja contenait quelques objets : guirlandes de houx, assortiment de pierres polies, le tout arrange selon une disposition incomprehensible pour Chris.
Elle le presenta aux autres et il s’entendit baptise du nom de Forte Cote en Majeur. Que lui avait-il raconte ? Les deux Titanides etaient une femelle repondant au nom de Cymbale (Trio lydien) Prelude, et un male du nom improbable de Hichiriki (Quatuor phrygien) Madrigal. Valiha, apprit-il, etait elle aussi membre de l’accord Madrigal, dont le trait dominant etait cette peau jaune avec une toison d’un rose de barbe a papa. Son nom parent (hes)al etait Solo Eolien. Il crut comprendre que chez les Titanides le nom du milieu indiquait l’ascendance. Le reste n’etait guere clair.
« Et tout cela… ? » Chris esperait qu’en laissant sa phrase en suspens il protegerait le secret de son ignorance de choses qu’il etait cense connaitre. Et du geste il embrassa les lignes blanches, les pierres et les fleurs. « Quel mode as-tu dit que ca allait etre ?
— Un Trio mixolydien en double bemol », repondit-elle, assez nerveuse apparemment pour papoter sur n’importe quoi, y compris de sujets deja debattus auparavant. « C’est indique par le signe, la-devant. Tu comprends bien qu’en soi, ca ne veut rien dire – un Trio mixolydien en double bemol est musicalement sans aucune signification : ce n’est qu’une suite de mots anglais pour transposer des termes reels que vous seriez incapables de chanter. Oh, je ne crois pas te l’avoir dit, mais ce mode signifie que Cymbale est l’arriere-mere et Hichiriki l’avant-pere. Si nous sommes selectionnes, Cymbale sera l’arriere-pere.
— Et toi l’arriere-mere, dit Chris avec assurance.
— Exact. Ils ont produit l’?uf et Cymbale le fecondera en moi.
— L’?uf.
— Tiens, le voici. » Elle fourragea dans sa poche – pratique d’avoir cette poche naturelle, songea Chris – et lui lanca un objet de la taille d’une balle de golf. Il faillit le laisser echapper, ce qui fit rire Valiha.
« Il n’a pas de coquille, precisa-t-elle. Mais n’en as-tu pas deja vu ? » Une mince ride barrait son front.
Chris n’en avait aucune idee. Celui-ci semblait rigide, presque solide. C’etait une sphere parfaite, couleur d’or pale avec des marques brunes un peu comme des empreintes de doigt. Des zones laiteuses couraient dans ses profondeurs translucides. Quelqu’un avait inscrit dessus une serie de caracteres titanides.
Il le lui restitua puis regarda le signe dont elle avait parle un peu plus tot. Pose sur le sol, c’etait une plaque metallique de dix centimetres, gravee de symboles et de lignes :

« Le F veut dire femelle », dit une voix derriere lui. Il se tourna et vit deux femmes humaines en conversation. Toutes deux de petite taille et plutot jolies. La plus petite avait un grand ?il vert peint sur le front et d’autres dessins qui lui cachaient une bonne partie du visage. D’autres encore etaient en partie visibles sur ses bras et ses jambes. Elle paraissait jeune. La seconde, plus brune, etait celle qu’il avait entendue. Il ne pouvait estimer son age bien qu’elle ne parut pas avoir depasse les trente-cinq ans.
« Le M, evidemment, est pour male. L’etoile a droite symbolise l’?uf semi-fertilise produit par l’avant-mere et la fleche qui part de la ligne du bas indique cette premiere fertilisation. Il s’agit ici d’un Trio mixolydien en double bemol, ce qui veut dire que l’avant-mere est egalement l’arriere-pere.
Les ensembles mixolydiens sont ceux ou participent deux femelles, a l’exception des Duos eoliens ou tout l’ensemble est femelle. Tous les modes eoliens sont entierement femelles. Les modes lydiens ont une femelle et un, deux ou trois males, tandis que le Phrygien qui ne comprend que le quatuor possede trois femelles et un male, l’avant-pere. »
Chris s’ecarta lorsque la femme la plus petite s’agenouilla pour examiner la legende sur la plaque. Il aurait bien voulu savoir quel place il jouait dans ce tableau et comptait bien l’apprendre en tendant l’oreille. C’etait une tactique qui lui avait bien servi dans le passe, apres ses trous de memoire, et qui etait frequente chez tous les gens affliges de troubles mentaux et dont la preoccupation quasi universelle etait de ne pas trahir l’etendue de leur affection.
La femme soupira en se redressant.
« Je crois que quelque chose m’echappe encore », dit-elle avec une trace d’accent que Chris ne parvenait pas a situer. Elle pointa le doigt vers ce dernier comme s’il etait une statue. « Lui, comment colle-t-il dans ce schema ? »
Son ainee se mit a rire. « Il ne colle pas du tout dans un Trio mixolydien. Deux modes seulement incluent des humains – le dorien et l’ionien – mais il n’y a aujourd’hui aucun des deux. On en voit rarement. Non, tout au plus fait-il partie de la decoration : c’est un fetiche de fertilite. Un charme porte-bonheur. Les Titanides sont tres superstitieuses pour le Carnaval. »
Elle l’avait regarde tout en parlant ; ses yeux maintenant croiserent les siens pour la premiere fois, en quete d’une chose qu’elle sembla ne pas y trouver ; elle sourit enfin et lui tendit la main.
« Quoique je ne pense plus que vous le soyez vraiment, remarqua-t-elle. Je suis Gaby Plauget. J’espere ne pas vous avoir vexe. »
Chris fut surpris par la force de sa poignee de main.