« Vous vous en tenez au vert ? »

Abasourdi, il opina lentement.

« A quel age avez-vous perdu votre virginite ?

— Quatorze ans.

— Quel etait le nom du ou de la partenaire et la couleur de ses yeux ?

— Lyshia. Bleu-vert.

— Avez-vous eu d’autres rapports avec lui ou elle ?

— Non.

— Quel est, selon vous, le plus grand musicien de tous les temps ? »

Chris’fer commencait a s’enerver. En prive, il considerait Rea Paschkorian comme la meilleure ; il avait toutes ses bandes.

« John Philip Sousa. »

Sans qu’elle leve les yeux, son sourire s’etait epanoui, au grand etonnement de Chris’fer. Il s’etait attendu a des remontrances, le priant d’etre serieux, de cesser d’essayer de s’attirer ses faveurs mais elle semblait au contraire partager la plaisanterie. Avec un soupir, il s’appreta a subir le reste des questions.

Elles paraissaient avoir de moins en moins de rapport avec son voyage projete. Sitot qu’il croyait avoir saisi un schema directeur, leur orientation changeait. Certaines questions impliquaient des situations morales, d’autres semblaient franchement insensees. Il essayait d’etre serieux, ignorant jusqu’a quel point ce questionnaire affecterait ses chances de succes. Il se mit a transpirer bien que la piece fut fraiche. C’etait tout bonnement impossible de deviner les bonnes reponses : il ne lui restait donc qu’a etre franc. Il s’etait laisse dire que les Titanides detectaient facilement la faussete chez les hommes.

Mais a la fin il en eut assez.

« Deux enfants sont ligotes sur le passage d’un gravitrain qui approche. Vous avez le temps de n’en delivrer qu’un seul. Ils vous sont l’un et l’autre inconnus, ils sont du meme age. L’un est un garcon, l’autre une fille. Lequel des deux sauvez-vous ?

— La fille. Non, le garcon. Non, j’en sauverais un, puis je reviendrais… et merde ! Je refuse de repondre plus avant a ces questions tant que…» Il se tut soudainement. L’Ambassadrice avait jete son crayon a travers la piece et maintenant restait la tete dans les mains. Il fut pris d’une peur si soudaine, si violente, qu’il crut au debut d’une crise.

Elle se leva, se dirigea vers la salamandre, en ouvrit la porte et choisit quelques buches. Elle lui tournait le dos. Sa peau avait la couleur et la texture de celle d’un homme blanc, de la tete aux sabots. Son unique pilosite se trouvait sur sa tete et sa queue magnifique. Assise derriere son bureau, elle faisait facilement oublier qu’elle n’etait pas humaine. Debout, son etrangete etait d’autant plus marquee que la moitie de son individu n’avait rien de remarquable.

« Il est inutile de repondre a d’autres questions, dit-elle. Grace a Gaia, cette fois elles n’ont aucune importance. » Elle avait, semblait-il, prononce le nom de Gaia d’une voix amere.

Tandis qu’elle alimentait le poele, sa queue se redressa et demeura arquee. Elle accomplit ce que font tous les chevaux dans tous les defiles – generalement devant la tribune officielle –, et avec la meme absence de honte. Apparemment l’acte etait purement inconscient. Chris’fer detourna les yeux, gene. Les Titanides etaient un tel melange de banal et de bizarre.

Lorsqu’elle se retourna, elle se saisit d’une pelle qui etait appuyee contre le mur, ramassa le crottin et la paille sur lequel il avait chu et jeta le tout dans un bac, pres de la cloison. Elle se rassit en considerant Chris’fer avec une grimace amusee.

« Vous saisissez maintenant pourquoi on ne nous invite pas dans les soirees. Si je n’y pense pas tout le temps, a chaque foutue seconde…» Elle lui laissa le soin d’imaginer les consequences.

« Que vouliez-vous dire : “Cette fois, elles n’ont aucune importance” ? »

Le sourire s’evanouit.

« Je voulais dire que je n’y pouvais rien. C’est incroyable le nombre de choses qui vous tuent vous les humains, et il y en a encore de nouvelles chaque annee. Savez-vous combien de personnes me demandent a voir Gaia ? Plus de deux mille par an, voila combien. Quatre-vingt-dix pour cent d’entre elles sont mourantes. Je recois des lettres, des coups de telephone, des visites. Je recois des requetes des enfants, des maris et des femmes. Savez-vous combien de personnes je puis envoyer sur Gaia chaque annee ? Dix. »

Elle prit la bouteille de tequila et but une longue lampee. L’air absent, elle ramassa deux citrons et les engouffra d’une seule bouchee. Elle etait devant le poele a bois mais son regard etait fixe sur l’infini.

« Dix seulement ? »

Elle tourna la tete et le regarda avec ranc?ur.

« Mon garcon. Vous etes un numero. Vous etes un sacre numero. Vous n’avez pas idee.

— Je…

— Epargnez-moi. Je suppose que vous vous sentez depite. Navre de ce coup dur. Mon vieux, si je vous racontais… mais qu’importe. Les gens passent des annees a etudier les moyens de dechiffrer notre psychisme, a moi et a mes trois collegues. Pour faire partie des quarante. » Elle tapa du poing la pile de formulaires. « Il y a des livres epais de trois centimetres pour analyser ce questionnaire et dire aux gens comment repondre. Des etudes sur ordinateur a partir des reponses des gagnants precedents. » Elle prit la pile de papier et la lanca, et les feuilles s’eparpillerent, breve averse de neige, dans toute la piece.

« Que choisiriez-vous ? J’ai tente toutes les approches possibles et il n’existe aucune bonne reponse. J’ai essaye de penser a la maniere d’un etre humain, de prendre des decisions de la meme facon que vous ; il semble qu’ils commencent toujours par une douzaine de questionnaires alors moi aussi j’en ai rempli un en esperant y trouver les reponses mais elles n’y etaient pas, pas plus qu’elles n’etaient dans la boule de cristal ou dans les des. Ouais, parfaitement, je possede une boule de cristal. Et j’ai tire aux des la vie de certains. Et pourtant chaque annee, neuf cent quatre-vingt-dix fois sur mille, mes decisions sont encore fausses. J’ai fait de mon mieux, je le jure, j’ai essaye d’accomplir correctement ma tache. Tout ce que je veux maintenant, c’est retourner sur la roue. »

Elle poussa un soupir si profond que ses narines en fremirent. « Il doit y avoir un rapport avec la roue, je suppose. Toutes les heures s’accomplit un cycle. On ne peut pas vraiment le sentir mais on remarque son absence : on perd contact avec le centre des choses. L’horloge de votre ame se bloque. Tout se delite, tout s’eloigne. »

Au bout d’une minute entiere de silence, Chris’fer s’eclaircit la gorge.

« J’ignorais absolument tout cela. »

Elle soupira derechef.

« Je suis etonne que vous soyez venue ici prendre cette fonction, connaissant vos sentiments. Et… je suis aussi etonne de votre apparent ressentiment vis-a-vis de Gaia. Je pensais que les Titanides la consideraient… eh bien, comme un dieu. »

Elle le regarda droit dans les yeux et lui dit d’une voix egale :

« C’est le cas, Herr Mineur. Je suis venue ici parce qu’elle est un dieu, et qu’elle m’a dit de venir. Si vous la rencontrez, il serait bon que vous vous en souveniez. Faites ce qu’elle vous dit de faire. Quant au ressentiment, bien sur que j’en eprouve. Gaia n’exige pas qu’on l’aime. Simplement qu’on lui obeisse, et elle y parvient fichtrement bien. Il arrive des choses tres desagreables a ceux qui ne l’ecoutent pas. Et je ne parle pas d’aller en enfer : je parle d’un demon qui vous devore vivant. Je n’aime pas Gaia mais j’ai pour elle le plus extreme respect.

« Et j’ajouterai que vous auriez interet a vous tenir a carreau. Vous avez une nette tendance au fatalisme. Vous etes venu ici sans preparation en ignorant meme ce que vous auriez pu savoir en lisant simplement l’article de la Britannica. Ca ne marchera pas sur Gaia. »

Chris’fer saisit lentement ce qu’elle etait en train de lui dire mais sans pouvoir encore se resoudre a y croire.

« Eh oui, vous partez. Peut-etre est-ce encore une fois a cause de votre veine. Je ne suis pas censee le savoir. J’ai recu des directives de Gaia : elle a envie de quelques dingues. Vous etes le premier de la semaine a remplir les conditions. J’en arrive a etre contente de vous expedier. Je me preparais a l’epreuve de refouler un grand serviteur de l’humanite au profit de quelque criminel larmoyant : en comparaison, vous etes parfait. Venez avec moi. »

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