C’est ce qu’avait souvent pense Baldini au cours de ces dernieres annees, le matin, quand il descendait l’etroit escalier menant a la boutique, et le soir quand il le remontait avec le contenu de la caisse et qu’il comptait les lourdes pieces d’or et d’argent qu’il serrait dans son coffre, et la nuit, lorsqu’il etait couche a cote du paquet d’os ronflant qu’etait son epouse et qu’il ne trouvait pas le sommeil, tant sa chance lui faisait peur.

Mais a present, enfin, c’en etait fini de ces pensees sinistres. L’hote inquietant etait parti et ne reviendrait jamais. La richesse, en revanche, restait, assuree a tout jamais. Baldini posa la main sur sa poitrine et sentit, a travers le tissu de son habit, le cahier qui etait sur son c?ur. Six cents formules y etaient inscrites, plus que n’en pourraient jamais realiser des generations entieres de parfumeurs. S’il perdait tout aujourd’hui meme, ce merveilleux cahier a lui tout seul referait de lui un homme riche en moins d’un an. En verite, que pouvait-il demander de plus ?

Le soleil du matin, jaune et chaud, passait entre les pignons des maisons d’en face et venait caresser son visage. Baldini regardait toujours vers le sud, dans la rue qui menait au Palais (c’etait tellement agreable, vraiment, que Grenouille y eut disparu !) et, dans une bouffee de gratitude debordante, il decida de faire avant le soir le chemin jusqu’a Notre-Dame, d’y mettre une piece d’or dans le tronc des offrandes, d’y allumer trois cierges et de rendre grace a genoux au Seigneur qui l’avait comble de tant de bienfaits tout en lui epargnant toute vengeance.

Mais il se trouva encore betement empeche de le faire. Car l’apres-midi, comme il allait se mettre en route vers la cathedrale, le bruit se repandit que les Anglais avaient declare la guerre a la France. Cela n’avait en soi rien d’inquietant. Mais comme il se trouvait justement que Baldini allait, dans les jours a venir, expedier a Londres une livraison de parfums, il remit sa visite a Notre-Dame et prefera aller se renseigner en ville, puis se rendre a sa manufacture du faubourg Saint-Antoine pour bloquer la livraison anglaise jusqu’a nouvel ordre. La nuit, dans son lit, juste avant de s’endormir, il eut encore une idee geniale : avec les conflits armes qui allaient eclater dans le Nouveau Monde a propos des colonies, il allait lancer un parfum qu’il appellerait « Prestige du Quebec », quelque chose de corse et d’heroique, dont le succes (cela ne faisait aucun doute) le dedommagerait largement de l’incertitude du marche anglais. C’est avec cette seduisante pensee dans sa vieille tete stupide, qu’il posa avec soulagement sur l’oreiller rendu agreablement inconfortable par le cahier aux formules dissimule dessous, que Maitre Baldini s’assoupit... pour ne jamais plus se reveiller.

Dans la nuit, en effet, se produisit une petite catastrophe qui fut la cause que l’administration royale, avec les lenteurs qui s’imposent en ces matieres, decreta que devraient etre peu a peu demolies toutes les maisons de tous les ponts de Paris : sans cause connue, le Pont-au-Change s’effondra dans sa partie ouest, entre la troisieme et la quatrieme pile. Deux maisons furent precipitees dans le fleuve, si soudainement et si integralement qu’aucun de leurs occupants ne put etre sauve. Heureusement, il ne s’agissait que de deux personnes : Giuseppe Baldini et son epouse Teresa. Les domestiques etaient de sortie, avec ou sans permission. Chenier, qui ne regagna la maison qu’au petit matin, legerement pris de boisson (ou qui plutot voulut la regagner, car la maison n’etait plus la), en eut une depression nerveuse. Il avait caresse pendant trente ans l’espoir d’etre couche sur le testament de Baldini, qui n’avait ni enfants, ni famille. Et voila que d’un coup tout disparaissait, la maison, le fonds de commerce, les matieres premieres, l’atelier. Baldini lui-meme... et meme le testament, qui aurait peut-etre encore permis d’heriter la manufacture !

On ne retrouva rien, ni les corps, ni le coffre, ni les cahiers aux six cents formules. Tout ce qui resta de Giuseppe Baldini, le plus grand parfumeur d’Europe, ce fut une odeur tres melee, de musc, de cannelle, de vinaigre, de lavande et de mille autres matieres, qui pendant des semaines encore flotta sur le cours de la Seine de Paris jusqu’au Havre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIEME PARTIE

 

23

Au moment ou s’effondrait la maison de Giuseppe Baldini, Grenouille etait sur la route d’Orleans. Il avait laisse derriere lui le dome de vapeurs qui coiffait la grande ville et, a chaque pas qu’il faisait pour s’en eloigner, l’air autour de lui devenait plus limpide, plus pur et plus propre. L’air se delayait, en quelque sorte. Il n’y avait plus, se chassant de metre en metre, ces centaines, ces milliers d’odeurs differentes, alternant a une allure folle ; au contraire, le peu d’odeurs

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