fenetre, se glissa dans la chambre et se dechargea du linge. Puis il se tourna vers le lit. C’etait le parfum de ses cheveux qui dominait, car elle etait couchee sur le ventre et son visage, entoure par son bras, replie, etait enfoui dans l’oreiller, si bien que sa nuque s’offrait de maniere veritablement ideale a la matraque.

Le bruit du coup fut sourd et accompagne d’un crissement. Grenouille detesta ce bruit. Ne fut-ce que parce que c’etait un bruit, un bruit au milieu d’une tache par ailleurs silencieuse. Il dut serrer les dents pour supporter ce bruit repugnant, et quand ce fut fini, il resta encore un moment raide et contracte, la main crispee sur la matraque, comme s’il craignait que le bruit fut renvoye par quelque echo. Mais le bruit ne revint pas, c’est le silence qui revint dans la chambre, et meme un silence accru, car il y manquait desormais le doux frolement d’une respiration. Et bientot Grenouille relacha sa crispation (qu’on aurait peut-etre pu interpreter aussi comme une attitude de respect ou une sorte de minute de silence un peu raide) et son corps retrouva lentement sa souplesse.

Il rangea la matraque et ne fut plus dorenavant habite que par un affairement assidu. En premier lieu, il deploya le linge d’enfleurage et l’etala souplement, l’envers en dessous, sur la table et des chaises, en veillant a ce que le cote gras ne touche rien. Puis il rabattit le dessus-de-lit. Le magnifique parfum de la jeune fille, libere soudain dans une bouffee chaude et puissante, ne l’emut pas. Car enfin il le connaissait, et il n’en jouirait, n’en jouirait jusqu’a l’ivresse, que plus tard, une fois qu’il le possederait vraiment. Pour l’instant il s’agissait d’en capter le plus possible, d’en repandre le moins possible a cote : pour l’instant, il fallait se concentrer et faire vite.

A coups de ciseaux rapides, il fendit la chemise de nuit et la lui ota, saisit le linge enduit de graisse et en recouvrit son corps nu. Puis il la souleva, fit passer le linge sous elle, l’y enroula comme un patissier refermant un chausson, replia les extremites, l’enveloppant depuis les orteils jusqu’au front. Seule la chevelure depassait encore de cette gangue de momie. Il la coupa au ras du cuir chevelu et l’emballa dans la chemise de nuit, qu’il ficela en un paquet. Enfin il rabattit un coin libre du linge sur le crane rase et en lissa l’extremite, qu’il tapota delicatement du bout des doigts pour qu’elle adhere bien. Il verifia l’ensemble de cet emballage. Aucune fente, aucun petit trou, aucun petit pli beant ne pouvait laisser echapper le parfum de la jeune fille. Elle etait parfaitement enveloppee. Il n’y avait plus rien a faire, qu’a attendre pendant six heures, jusqu’au petit matin.

Il prit le petit fauteuil ou elle avait pose ses vetements, le porta jusqu’au lit et s’assit. La grande robe noire exhalait encore l’effluve delicat de son parfum, mele a l’odeur des biscuits a l’anis qu’elle avait mis dans sa poche comme provision de voyage. Il posa ses pieds sur le bord du lit, pres des siens, se couvrit avec sa robe et mangea les biscuits a l’anis. Il etait fatigue. Mais il ne voulait pas dormir, car cela ne se faisait pas de dormir pendant le travail, meme quand ce travail ne consistait qu’a attendre. Il se souvint des nuits qu’il passait a distiller dans l’atelier de Baldini : l’alambic noir de suie, les flammes vacillantes, le petit crachotement avec lequel le condensat tombait du serpentin dans le vase florentin. De temps en temps, il fallait surveiller le feu, remettre de l’eau dans la cucurbite, changer le vase florentin, remettre d’autres plantes, les precedentes etant epuisees. Et pourtant il avait toujours eu le sentiment qu’on ne veillait pas pour se livrer a ces activites episodiques, mais que cette veille avait son sens en elle-meme. Meme ici, dans cette chambre ou le processus d’enfleurage s’accomplissait tout seul et ou meme on n’aurait fait que le troubler en verifiant intempestivement, en retournant ou en tripotant ce paquet parfume, meme ici Grenouille avait l’impression qu’il etait important qu’il fut present et qu’il veillat. Dormir aurait mis en danger l’esprit de la reussite.

Il n’avait du reste aucune peine a rester eveille et a attendre, en depit de sa fatigue. Cette attente-la, il l’aimait. Il l’avait aimee aussi aupres des vingt quatre autres jeunes filles, car ce n’etait pas une attente vague et morne, pas non plus une attente impatiente et nostalgique, mais une attente qui accompagnait, qui avait un sens et qui en quelque sorte etait active. Quelque chose se faisait, pendant cette attente. C’etait l’essentiel qui se faisait. Il avait beau ne pas le faire lui-meme, cela se faisait tout de meme par lui. Il avait fait de son mieux. Il avait mis la toute son habilete d’artiste. Il ne lui avait echappe aucune faute. L’ouvrage etait unique en son genre. Il serait couronne de succes... Il n’avait plus qu’a attendre quelques heures. Elle le satisfaisait profondement, cette attente. Jamais de sa vie il ne s’etait senti si bien, si calme, si serein, si en accord avec lui-meme  – y compris naguere, dans sa montagne  –, que dans ces heures de pause artisanale qu’il passait en pleine nuit pres de ses victimes et ou il attendait en veillant. C’etaient les seuls moments ou, dans son cerveau sinistre, se formaient des pensees presque gaies.

Etrangement, ces pensees ne se tournaient pas vers l’avenir. Il ne songeait pas au parfum qu’il recolterait dans quelques heures, au parfum fait de vingt-cinq auras de jeunes filles, ni a des projets futurs, au bonheur ou au succes. Non, il se rememorait son passe. Il se rappelait les etapes de sa vie, depuis la maison de Mme Gaillard et le tas de bois humide et chaud qui etait devant, jusqu’au voyage d’aujourd’hui, qui l’avait mene dans ce petit village de La Napoule, qui fleurait le poisson. Il se souvenait du tanneur Grimal, de Giuseppe Baldini, du marquis de la Taillade-Espinasse. Il se souvenait de la ville de Paris, de son haleine mauvaise, immense et aux mille nuances, il se souvenait de la jeune fille rousse de la rue des Marais, de la pleine campagne, du vent leger, des forets. Il se rappelait aussi la montagne en Auvergne (il n’evitait nullement ce souvenir), sa caverne, l’air vide d’hommes. Il se rappelait aussi ses reves. Et il se souvenait de toutes ces choses avec grand plaisir. Il lui semblait meme, en se les rememorant ainsi, qu’il etait un homme particulierement favorise par la chance et que son destin lui avait fait suivre des voies certes tortueuses, mais finalement judicieuses : comment eut-il ete possible, autrement, qu’il ait trouve le chemin aboutissant a cette chambre obscure et au but de ses desirs ? En y reflechissant bien, il etait vraiment un individu protege par la Fortune !

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