La situation, — c’est l’ancien état des choses, celui antérieur au règne actuel, celui qui dès lors croulait déjà sous le poids de son impossibilité, mais démesurément aggravé par tout ce qui est arrivé depuis. Au moral, par d’immenses déceptions et d’immenses trahisons; au matériel, par toutes les ruines accumulées.
On connaît ce cercle vicieux où depuis quarante ans nous avons vu rouler et se débattre tant de peuples et tant de gouvernements. Des gouvernés n’acceptant les concessions que leur faisait le pouvoir, que comme un faible acompte payé à contrecœur par un débiteur de mauvaise foi. Des gouvernements qui ne voyaient dans les demandes qu’on leur adressait que les embûches d’un ennemi hypocrite. Eh bien, cette situation, cette réciprocité de mauvais sentiments, détestable et démoralisante partout et toujours, est encore grandement envenimée ici par le caractère particulièrement sacré du pouvoir et par la nature tout exceptionnelle de ses rapports avec ses sujets. Car, encore une fois, dans la situation donnée et sur la pente où l’on se trouve placé, non seulement par la passion des hommes, mais par la force même des choses, — toute concession, toute réforme, pour peu qu’elle soit sincère et sérieuse, pousse infailliblement l’Etat romain vers une sécularisation complète. La sécularisation, nul n’en doute, est le dernier mot de la situation. Et cependant le Pape, sans droit pour l’accorder même dans les temps ordinaires, puisque la souveraineté temporelle n’est pas son bien, mais celui de l’Eglise de Rome, — pourrait bien moins encore y consentir maintenant qu’il a la certitude que cette sécularisation, lors même qu’elle serait accordée à des nécessités réelles, tournerait en définitive au profit des ennemis jurés, non pas de son pouvoir seulement, mais de l’Eglise elle- même. Y consentir, ce serait se rendre coupable d’apostasie et de trahison tout à la fois. Voici pour le Pouvoir. Pour ce qui est des sujets, il est clair que cette antipathie invétérée contre la domination des prêtres, qui constitue tout l’esprit public de la population romaine, n’aura pas diminué par suite des derniers événements.
Et si d’une part une semblable disposition des esprits suffit à elle seule pour faire avorter les réformes les plus généreuses et les plus loyales, d’autre part l’insuccès de ces réformes ne peut qu’ajouter infiniment à l’irritation générale, confirmer l’opinion dans sa haine pour l’autorité rétablie et —
Voilà certes une situation parfaitement déplorable et qui a tous les caractères d’un châtiment providentiel. Car pour un prêtre chrétien quel plus grand malheur peut-on imaginer que celui de se voir ainsi fatalement investi d’un pouvoir qu’il ne peut exercer qu’au détriment des âmes et pour la ruine de la Religion!.. Non, en vérité, cette situation est trop violente, trop contre nature pour pouvoir se prolonger. Châtiment ou épreuve, il est impossible que la Papauté romaine reste longtemps encore enfermée dans ce cercle de feu sans que Dieu dans Sa miséricorde lui vienne en aide et lui ouvre une voie, une issue merveilleuse, éclatante, inattendue — ou, disons mieux, attendue depuis des siècles.
Peut-être en est-elle séparée encore, elle — la Papauté — et l’Eglise soumise à ses lois, par bien des tribulations et bien des désastres; peut-être n’est-elle encore qu’à l’entrée de ces temps calamiteux. Car ce ne sera pas une petite flamme, ce ne sera pas un incendie de quelques heures que celui qui, en dévorant et réduisant en cendres des siècles entiers de préoccupations mondaines et d’inimitiés anti-chrétiennes, fera enfin crouler devant elle cette fatale barrière qui lui cachait l’issue désirée.
Et comment à la vue de ce qui se passe, en présence de cette organisation nouvelle du principe du mal, la plus savante et la plus formidable que les hommes aient jamais vue, — en présence de ce monde du mal tout constitué et tout armé, avec son église d’irréligion et son gouvernement de révolte, — comment, disons-nous, serait-il interdit aux chrétiens d’espérer que Dieu daignera proportionner les forces de Son Eglise à Lui, à la nouvelle tâche qu’Il lui assigne? — Qu’à la veille des combats qui se préparent Il daignera lui restituer la plénitude de ses forces, et qu’à cet effet Lui-même, à son heure, viendra, de Sa main miséricordieuse, guérir au flanc de Son Eglise la plaie que la main des hommes y a faite — cette plaie ouverte qui saigne depuis huit cents ans!..
L’Eglise Orthodoxe n’a jamais désespéré de cette guérison. Elle l’attend — elle y compte — non pas avec confiance, mais avec certitude. Comment ce qui est
Rome et elle espère qu’au jour de la grande réunion elle lui restituera intact ce dépôt sacré.
Qu’il nous soit permis de rappeler, en finissant, un incident qui se rattache à la visite que l’Empereur de Russie a faite à Rome en 1846. On s’y souviendra peut-être encore de l’émotion générale qui l’a accueilli à son apparition dans l’église de Saint-Pierre — l’apparition de l’Empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence! et du mouvement électrique qui a parcouru la foule, lorsqu’on l’a vu aller prier au tombeau des Apôtres. Cette émotion était juste et légitime. L’Empereur prosterné n’y était pas seul. Toute la Russie était là prosternée avec lui. — Espérons qu’il n’aura pas prié en vain devant les saintes reliques.
La Russie et l'Occident*
Le mouvement de Février, en bonne logique, aurait dû aboutir à une croisade de tout l’Occident
De là la possibilité de la réaction, comme celle inaugurée par les journées de juin de l’année dernière. C’est la réaction des parties non encore entamées de l’organisme souffrant contre l’envahissement progressif de la maladie. — Cette résistance de Juin et toutes celles qu’elle a déterminées à sa suite sont un grand fait, une grande Révélation. Il est clair maintenant que la Révolution ne peut plus espérer nulle part de se faire
Pour le moment la Révolution est matériellement désarmée.
La répression de juin 1848 lui a paralysé les bras, la victoire de la Russie en Hongrie lui a fait tomber les armes des mains. Il va sans dire que pour être désarmée la Révolution n’en est pas moins pleine de vie et de vigueur. Elle se retire pour le moment du champ de bataille, elle l’abandonne à ses vainqueurs. Que vont-ils faire de leur victoire?..