préoccupée que de celles qui étaient possibles, pratiques et clairement indiquées, sans se laisser envahir par l’utopie, cette maladie si éminemment littéraire. Si dans la guerre qu’elle a faite aux abus elle s’est laissée parfois entraîner à d’évidentes exagérations, on peut dire, en son honneur, que dans son zèle à
les combattre elle n’a jamais séparé dans sa pensée les intérêts de l’Autorité Suprême d’avec ceux du pays: tant elle était pénétrée de cette sérieuse et loyale conviction, que faire la guerre aux abus, c’était la faire aux ennemis personnels de l’Empereur… Souvent, de nos jours, pareils dehors de zèle ont, je le sais bien, recouvert de très mauvais sentiments et servi à dissimuler des tendances qui n’étaient rien moins que loyales; mais, grâce à l’expérience que les hommes de notre âge doivent avoir nécessairement acquise, rien de plus facile que de reconnaître, à la première vue, ces ruses du métier, et le faux dans ce genre ne trompe plus personne.
On peut affirmer qu’à l’heure qu’il est, en Russie il y a deux sentiments dominants et qui se retrouvent presque toujours étroitement associés l’un à l’autre: c’est l’irritation et le dégoût que soulève la persistance des abus, et une religieuse confiance dans les intentions pures, droites et bienveillantes du Souverain.
On est généralement convaincu que personne plus que Lui ne souffre de ces plaies de la Russie et n’en désire plus énergiquement la guérison; mais nulle part peut-être cette conviction n’est aussi vive et aussi entière que précisément dans la classe des hommes de lettres, et c’est remplir le devoir d’un homme d’honneur, que de saisir toutes les occasions pour proclamer bien haut qu’il n’y a pas peut-être en ce moment de classe de la société qui soit plus pieusement dévouée que celle-ci à la Personne de l’Empereur.
Ces appréciations (je ne le cache pas) pourraient bien rencontrer plus d’un incrédule dans quelques régions de notre monde officiel. C’est que de tout temps il y a eu dans ce monde-là comme un parti pris de défiance et de mauvaise humeur, et cela s’explique fort bien par la spécialité du point de vue. Il y a des hommes qui ne connaissent de la littérature que ce que la police des grandes villes connaît du peuple qu’elle surveille, c’est-à-dire des incongruités et les désordres auxquels le bon peuple se laisse parfois entraîner.
Non, quoi qu’on en dise, le gouvernement jusqu’à présent n’a pas eu lieu de se repentir d’avoir mitigé en faveur de la presse les rigueurs du régime qui pesait sur elle. Mais dans cette question de la presse, était-ce là tout ce qu’il y avait à faire, et en présence de ce travail des esprits plus libre et à mesure que le mouvement littéraire ira grandissant, l’utilité et la nécessité d’une direction supérieure ne se fera-t-elle pas sentir tous les jours davantage? La censure à elle seule, de quelque manière qu’elle s’exerce, est loin de suffire aux exigences de cette situation nouvelle. La censure est une borne et n’est pas une direction. Or, chez nous, en littérature comme en toute chose, il s’agit bien moins de réprimer que de diriger. La direction, une direction forte, intelligente, sûre d’elle-même, voilà le cri du pays, voilà le mot d’ordre de notre situation tout entière.
On se plaint souvent de l’esprit d’indocilité et d’insubordination qui caractérise les hommes de la génération nouvelle. Il y a beaucoup de malentendu dans cette accusation. Ce qui est certain c’est qu’à aucune autre époque il n’y a eu autant d’intelligences actives à l’état de disponibilité et rongeant comme un frein l’inertie qui leur est imposée. Mais ces mêmes intelligences, parmi lesquelles se recrutent les ennemis du Pouvoir, bien souvent ne demandent pas mieux que de le suivre, du moment qu’il veut bien se prêter à les associer à son action et à marcher résolument à leur tête. C’est cette vérité d’expérience, enfin reconnue, qui, depuis les dernières crises révolutionnaires en Europe, a beaucoup contribué dans les différents pays à modifier sensiblement les rapports du Pouvoir avec la presse. Et ici, mon prince, je me permettrai de rappeler, à l’appui de ma thèse, le témoignage de vos propres souvenirs.
Vous, qui avez connu comme moi l’Allemagne d’avant 1848, vous devez vous rappeler quelle était l’attitude de la presse d’alors vis-à-vis des gouvernements allemands, quelle aigreur, quelle hostilité caractérisait ses rapports avec eux, que de tracas et de soucis elle leur suscitait.
Eh bien, comment se fait-il que maintenant ces dispositions haineuses aient en grande partie disparu et aient fait place à des dispositions essentiellement différentes?
C’est qu’aujourd’hui ces mêmes gouvernements, qui considéraient la presse comme un mal nécessaire qu’ils étaient obligés de subir tout en le détestant, ont pris ce parti de chercher en elle une force auxiliaire et de s’en servir comme d’un instrument approprié à leur usage. Je ne cite cet exemple que pour prouver que dans des pays déjà fortement entamés par la révolution, une direction intelligente et énergique trouve toujours des esprits disposés à l’accepter et à la suivre. Car, d’ailleurs, autant que qui que ce soit je hais, quand il s’agit de nos intérêts, toutes ces prétendues analogies que l’on va chercher à l’étranger: presque toujours comprises à demi, elles nous ont fait trop de mal pour que je sois disposé à invoquer leur autorité.
Chez nous, grâce au Ciel, ce ne sont pas absolument les mêmes instincts, les mêmes exigences qu’il s’agirait de satisfaire; ce sont d’autres convictions, des convictions moins entamées et plus désintéressées qui répondraient à l’appel du Pouvoir.
En effet, malgré les infirmités qui nous affligent et les vices qui nous déforment, il y a encore chez nous dans les âmes (on ne saurait assez le redire) des trésors de bonne volonté intelligente et d’activité d’esprit dévouée qui n’attendent, pour se livrer, que des mains sympathiques, qui sachent les reconnaître et les recueillir. En un mot, s’il est vrai, comme on l’a si souvent dit, que l’Etat a charge d’âmes aussi bien que l’Eglise, nulle part cette vérité n’est plus évidente qu’en Russie, et nulle part aussi (il faut bien le reconnaître) cette mission de l’Etat n’a été plus facile à exercer et à accomplir. C’est donc avec une satisfaction, une adhésion unanimes, que l’on verrait chez nous le Pouvoir, dans ses rapports avec la presse, assumer sur lui la direction de l’esprit public, sérieusement et loyalement comprise, et revendiquer comme son droit le gouvernement des intelligences.
Mais, mon prince, comme ce n’est pas un article semi-officiel que j’écris en ce moment, et que, dans une lettre toute de confiance et de sincérité, rien ne serait plus ridiculement déplacé que les circonlocutions et les réticences, je tâcherai d’expliquer de mon mieux quelles seraient à mon avis les conditions auxquelles le Pouvoir pourrait prétendre à exercer une pareille action sur les esprits.
D’abord, il faut prendre le pays tel qu’il est dans le moment donné, livré à de très pénibles, de très légitimes préoccupations d’esprit, entre un passé rempli d’enseignements (il est vrai), mais aussi de bien décourageantes expériences, et un avenir tout rempli de problèmes.
Il faudrait ensuite, par rapport à ce pays, se décider à reconnaître ce que les parents, qui voient leurs enfants grandir sous leurs yeux, ont tant de peine à s’avouer, c’est qu’il vient un âge où la pensée aussi est adulte et veut être traitée comme telle. Or, pour conquérir, sur des intelligences arrivées à l’âge de raison, cet ascendant moral, sans lequel on ne saurait prétendre à les diriger, il faudrait avant tout leur donner la certitude que sur toutes les grandes questions, qui préoccupent et passionnent le pays en ce moment, il y a dans les hautes régions du Pouvoir, sinon des solutions toutes prêtes, au moins des convictions fortement arrêtées et un corps de doctrine lié dans toutes ses parties et conséquent à lui- même.
Non, certes, il ne s’agit pas d’autoriser le public à intervenir dans les délibérations du conseil de l’Empire, ou d’arrêter de compte à demie avec la presse le programme des mesures du gouvernement. Mais ce qui serait bien essentiel, c’est que le Pouvoir fût lui-même assez convaincu de ses propres idées, assez pénétré de ses propres convictions pour qu’il éprouvât le besoin d’en répandre l’influence au dehors, et de la faire pénétrer,