comme un élément de régénération, comme une vie nouvelle, dans l’intimité de la conscience nationale. Ce qui serait essentiel en présence des écrasantes difficultés qui pèsent sur nous, c’est qu’il comprît que sans cette communication intime avec l’âme même du pays, sans le réveil plein et entier de toutes ces énergies morales et intellectuelles, sans leur concours spontané et unanime à l’œuvre commune, le gouvernement, réduit à ses propres forces, ne peut rien, pas plus au dehors qu’au dedans, pas plus pour son salut que pour le nôtre.
En un mot, il faudrait que tous, public et gouvernement, nous ne cessassions de nous dire et de nous répéter que les destinées de la Russie sont comme un vaisseau échoué, que tous les efforts de l’équipage ne réussiront jamais à dégager et que seule la marée montante de la vie nationale parviendra à soulever et à mettre à flot.
Voilà, selon moi, au nom de quel principe et de quel sentiment le Pouvoir pourrait en ce moment avoir prise sur les âmes et sur les intelligences, qu’il pourrait pour ainsi dire les mettre dans sa main et les emporter où bon lui semblerait. Cette bannière-là, elles la suivraient partout.
Inutile de dire que je ne prétends nullement pour cela ériger le gouvernement en prédicateur, le faire monter en chaire et lui faire débiter des sermons devant une assistance silencieuse. C’est son esprit et non sa parole qu’il devrait mettre dans la propagande loyale qui se ferait sous ses auspices.
Et même, comme la première condition de succès, dès qu’on veut persuader les gens, c’est de se faire écouter d’eux, il est bien entendu que cette propagande de salut, pour se faire accueillir, bien loin de limiter la liberté de discussion, la suppose au contraire aussi franche et aussi sérieuse que les circonstances du pays peuvent la permettre.
Car est-il nécessaire d’insister pour la millième fois sur un fait d’une évidence aussi flagrante que celui-ci: c’est que de nos jours, partout où la liberté de discussion n’existe pas dans une mesure suffisante, là rien n’est possible, mais absolument rien, moralement et intellectuellement parlant. Je sais combien dans ces matières il est difficile (pour ne pas dire impossible) de donner à sa pensée le degré de précision nécessaire. Comment définir par exemple ce que l’on entend par une mesure suffisante de liberté en matière de discussion? Cette mesure, essentiellement flottante et arbitraire, n’est bien souvent déterminée que par ce qu’il y a de plus intime et de plus individuel dans nos convictions, et il faudrait pour ainsi dire connaître l’homme pour savoir au juste le sens qu’il attache aux mots en parlant sur ces questions. Pour ma part, j’ai depuis plus de trente ans suivi, comme tant d’autres, cette insoluble question de la presse dans toutes les vicissitudes de sa destinée, et vous me rendrez la justice de croire, mon prince, qu’après un aussi long temps d’études et d’observations cette question ne saurait être pour moi que l’objet de la plus impartiale et de la plus froide appréciation. Je n’ai donc ni parti pris, ni préventions sur rien de ce qui y a rapport; je n’ai pas même d’animosité exagérée contre la censure, bien que dans ces dernières années elle ait pesé sur la Russie comme une véritable calamité publique. Tout en admettant son opportunité et son utilité relative, mon principal grief contre elle, c’est qu’elle est selon moi profondément insuffisante dans le moment actuel dans le sens de nos vrais besoins et de nos vrais intérêts. Au reste la question n’est pas là, elle n’est pas dans la lettre morte des règlements et des instructions qui n’ont de valeur que par l’esprit qui les anime. La question est tout entière dans la manière dont le gouvernement lui-même dans son for intérieur considère ses rapports avec la presse; elle est, pour tout dire, dans la part plus ou moins grande de légitimité qu’il reconnaît au droit de la pensée individuelle.
Et maintenant, pour sortir une bonne fois des généralités et pour serrer de plus près la situation du moment, permettez-moi, mon prince, de vous dire, avec toute la franchise d’une lettre entièrement confidentielle, que tant que le gouvernement chez nous n’aura pas, dans les habitudes de sa pensée, essentiellement modifié sa manière d’envisager les rapports de la presse vis-à- vis de lui, — tant qu’il n’aura pas, pour ainsi dire, coupé court à tout cela, rien de sérieux, rien de réellement efficace ne saurait être tenté avec quelque chance de succès; et l’espoir d’acquérir de l’ascendant sur les esprits, au moyen d’une presse ainsi administrée, ne serait jamais qu’une illusion.
Et cependant il faudrait avoir le courage d’envisager la question telle qu’elle est, telle que les circonstances l’ont faite. Il est impossible que le gouvernement ne se préoccupe très sérieusement d’un fait qui s’est produit depuis quelques années et qui tend à prendre des développements dont personne ne saurait dès à présent prévoir la portée et les conséquences. Vous comprenez, mon prince, que je veux parler de l’établissement des presses russes à l’étranger, hors de tout contrôle de notre gouvernement. Le fait assurément est grave, et très grave, et mérite la plus sérieuse attention. Il serait inutile de chercher à dissimuler les progrès déjà réalisés par cette propagande littéraire. Nous savons qu’à l’heure qu’il est la Russie est inondée de ces publications, qu’elles sont avidement recherchées, qu’elles passent de main en main, avec une grande facilité de circulation, et qu’elles ont déjà pénétré, sinon dans les masses qui ne lisent pas, au moins dans les couches très inférieures de la société. D’autre part, il faut bien s’avouer qu’à moins d’avoir recours à des mesures positivement vexatoires et tyranniques, il sera bien difficile d’entraver efficacement, soit l’importation et le débit de ces imprimés, soit l’envoi à l’étranger des manuscrits destinés à les alimenter. Eh bien, ayons le courage de reconnaître la vraie portée, la vraie signification de ce fait; c’est tout bonnement la suppression de la censure, mais la suppression de la censure au profit d’une influence mauvaise et ennemie; et pour être plus en mesure de la combattre, tâchons de nous rendre compte de ce qui fait sa force et de ce qui lui vaut ses succès.
Jusqu’à présent, en fait de presse russe à l’étranger, il ne peut, comme de raison, être question que du journal de Herzen. Quelle est donc la signification de Herzen pour la Russie? Qui le lit? Sont-ce par hasard ses utopies socialistes et ses menées révolutionnaires qui le recommandent à son attention? Mais parmi les hommes de quelque valeur intellectuelle qui le lisent, croit- on qu’il y en ait 2 sur 100 qui prennent au sérieux ses doctrines et ne les considèrent comme une monomanie plus ou moins involontaire, dont il s’est laissé envahir? Il m’a même été assuré, ces jours-ci, que des hommes qui s’intéressent à son succès l’avaient très sérieusement exhorté à rejeter loin de lui toute cette défroque révolutionnaire, pour ne pas affaiblir l’influence qu’ils voudraient voir acquise à son journal. Cela ne prouve-t-il pas que le journal de Herzen représente pour la Russie toute autre chose que les doctrines professées par l’éditeur? Or, comment se dissimuler que ce qui fait sa force et lui vaut son influence, c’est qu’il représente pour nous la discussion libre dans des conditions mauvaises (il est vrai), dans des conditions de haine et de partialité, mais assez libres néanmoins (pourquoi le nier?), pour admettre au concours d’autres opinions, plus réfléchies, plus modérées et quelques unes même décidément raisonnables. Et maintenant que nous nous sommes assuré où gît le secret de sa force et de son influence, nous ne serons pas en peine, de quelle nature sont les armes que nous devons employer pour le combattre. Il est évident que le journal qui accepterait une pareille mission ne pourrait rencontrer des chances de succès que dans des conditions d’existence quelque peu analogues à celles de son adversaire. C’est à vous, mon prince, de décider, dans votre bienveillante sagesse, si dans la situation donnée, et que vous connaissez mieux que moi, de pareilles conditions sont réalisables, et jusqu’à quel point elles le sont. Assurément ni les talents, ni le zèle, ni les convictions sincères ne manqueraient à cette publication; mais en accourant à l’appel qui leur serait adressé ils voudraient, avant toute chose, avoir la certitude qu’ils s’associent, non pas à une œuvre de police, mais à une œuvre de conscience; et c’est pourquoi ils se croiraient en droit de réclamer toute la mesure de liberté que suppose et nécessite une discussion vraiment sérieuse et efficace.
Voyez, mon prince, si les influences qui auraient présidé à l’établissement de ce journal et qui protégeraient son existence, s’entendraient à lui assurer la mesure de liberté dont il aurait besoin, si peut-être elles ne se persuaderaient pas que, par une sorte de reconnaissance pour