«Songe que nous habitons une ville de commercants, ou le bon gout ne court pas les rues.» Pierre repondit:
«Et qu’importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes compatriotes sont betes ou malhonnetes, ai-je besoin de suivre leur exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses voisines ont des amants.» Jean se mit a rire:
«Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes d’un moraliste.» Pierre ne repliqua point. Sa mere et son frere recommencerent a parler d’etoffes et de fauteuils.
Il les regardait comme il avait regarde sa mere, le matin, avant de partir pour Trouville; il les regardait en etranger qui observe, et il se croyait en effet entre tout a coup dans une famille inconnue.
Son pere, surtout, etonnait son ?il et sa pensee. Ce gros homme flasque, content et niais, c’etait son pere, a lui! Non, non, Jean ne lui ressemblait en rien.
Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main d’un mort, avait arrache et casse, un a un, tous les liens qui tenaient l’un a l’autre ces quatre etres. C’etait fini, c’etait brise. Plus de mere, car il ne pourrait plus la cherir, ne la pouvant venerer avec ce respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le c?ur des fils; plus de frere, puisque ce frere etait l’enfant d’un etranger; il ne lui restait qu’un pere, ce gros homme, qu’il n’aimait pas, malgre lui.
Et tout a coup:
«Dis donc, maman, as-tu retrouve ce portrait?
Elle ouvrit des yeux surpris:
«Quel portrait?
– Le portrait de Marechal.
– Non… c’est-a-dire oui… je ne l’ai pas retrouve, mais je crois savoir ou il est.
– Quoi donc?» demanda Roland.
Pierre lui dit:
«Un petit portrait de Marechal qui etait autrefois dans notre salon a Paris. J’ai pense que Jean serait content de le posseder.» Roland s’ecria:
«Mais oui, mais oui, je m’en souviens parfaitement; je l’ai meme vu encore a la fin de l’autre semaine. Ta mere l’avait tire de son secretaire en rangeant ses papiers. C’etait jeudi ou vendredi. Tu te rappelles bien, Louise? J’etais en train de me raser quand tu l’as pris dans un tiroir et pose sur une chaise a cote de toi, avec un tas de lettres dont tu as brule la moitie.
Hein? est-ce drole que tu aies touche a ce portrait deux ou trois jours a peine avant l’heritage de Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c’en est un!» Mme Roland repondit avec tranquillite:
«Oui, oui, je sais ou il est; j’irai le chercher tout a l’heure.» Donc elle avait menti! Elle avait menti en repondant, ce matin-la meme, a son fils qui lui demandait ce qu’etait devenue cette miniature: «Je ne sais pas trop… peut-etre que je l’ai dans mon secretaire.» Elle l’avait vue, touchee, maniee, contemplee quelques jours auparavant, puis elle l’avait recachee dans ce tiroir secret, avec des lettres, ses lettres a lui.
Pierre retardait sa mere, qui avait menti. Il la regardait avec une colere exasperee de fils trompe, vole dans son affection sacree, et avec une jalousie d’homme longtemps aveugle qui decouvre enfin une trahison honteuse. S’il avait ete le mari de cette femme, lui, son enfant, il l’aurait saisie par les poignets, par les epaules ou par les cheveux et jetee a terre, frappee, meurtrie, ecrasee! Et il ne pouvait rien dire, rien faire, rien montrer, rien reveler. Il etait son fils, il n’avait rien a venger, lui, on ne l’avait pas trompe.
Mais oui, elle l’avait trompe dans sa tendresse, trompe dans son pieux respect. Elle se devait a lui irreprochable, comme se doivent toutes les meres a leurs enfants. Si la fureur dont il etait souleve arrivait presque a de la haine, c’est qu’il la sentait plus criminelle envers lui qu’envers son pere lui-meme.
L’amour de l’homme et de la femme est un pacte volontaire ou celui qui faiblit n’est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue mere, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle succombe alors, elle est lache, indigne et infame.
«C’est egal, dit tout a coup Roland en allongeant ses jambes sous la table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ca n’est pas mauvais de vivre a rien faire quand on a une petite aisance. J’espere que Jean nous offrira des diners extra, maintenant. Ma foi, tant pis si j’attrape quelquefois mal a l’estomac.» Puis se tournant vers sa femme:
«Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger. Ca me fera plaisir aussi de le revoir.» Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, apres une absence qui parut longue a Pierre, bien qu’elle n’eut pas dure trois minutes, Mme Roland rentra, souriante, et tenant par l’anneau un cadre dore de forme ancienne.
«Voila, dit-elle, je l’ai retrouve presque tout de suite.» Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il recut le portrait, et, d’un peu loin, a bout de bras, l’examina. Puis, sentant bien que sa mere le regardait, il leva lentement les yeux sur son frere, pour comparer. Il faillit dire, emporte par sa violence: «Tiens, cela ressemble a Jean.» S’il n’osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta sa pensee par la facon dont il comparait la figure vivante et la figure peinte.
Elles avaient, certes, des signes communs: la meme barbe et le meme front, mais rien d’assez precis pour permettre de declarer: «Voila le pere, et voila le fils.» C’etait plutot un air de famille, une parente de physionomies qu’anime le meme sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus decisif encore que cette allure des visages, c’est que sa mere s’etait levee, avait tourne le dos et feignait d’enfermer, avec trop de lenteur, le sucre et le cassis dans un placard.
Elle avait compris qu’il savait, ou du moins qu’il soupconnait!
«Passe-moi donc ca», disait Roland.
Pierre tendit la miniature et son pere attira la bougie pour bien voir; puis il murmura d’une voix attendrie:
«Pauvre garcon! dire qu’il etait comme ca quand nous l’avons connu. Cristi! comme ca va vite! Il etait joli homme, tout de meme, a cette epoque, et si plaisant de manieres, n’est-ce pas, Louise?» Comme sa femme ne repondait pas, il reprit: