capter son regard («une telle blessure et deja debout!») et lui parler. Il avait bien reflechi durant ces longues journees et ces longues semaines. Il lui ferait un petit signe de tete en aspirant une bouffee et, plissant les yeux, lui dirait d'un air nonchalant: «Il me semble qu'on s'est deja vus quelque part…» Mais parfois il pensait qu'il devrait engager la conversation autrement. Oui, commencer par cette phrase entendue un jour dans un spectacle auquel sa classe avait assiste. L'acteur, drape dans sa cape noire, disait a l'heroine habillee d'une robe moussante de dentelle claire: «C'est donc a vous, madame, que je suis redevable de la vie…» Cette phrase lui semblait d'une fascinante noblesse.

Elle apparut brusquement. Pris au depourvu, il roula a la hate une cigarette en plissant les yeux. Il n'avait meme pas remarque qu'elle courait. Ses grandes bottes et sa jupe etaient eclaboussees par la boue, ses cheveux collaient sur son front en meches humides. De la chambre voisine sortait le medecin-chef. Il l'apercut et s'arreta comme pour lui dire quelque chose. Mais elle se jeta sur lui et, dans un sanglot qui eclata comme un rire, cria: «Lev Mikhailovitch! La voiture… sur une mine… pres du ruisseau… Le ruisseau a deborde… J'etais descendue pour chercher le gue…»

Le medecin-chef la poussait deja vers son cabinet installe dans la salle des professeurs. Elle continuait a jeter par saccades: «Tolia voulait passer par le champ. C'etait bourre de mines… Ca flambait tellement qu'on ne pouvait pas s'approcher… Mania… Mania a brule aussi…»

Dans le couloir il y eut un brusque remuemenage. Les infirmieres couraient, leur trousse a la main. Le Heros de l'Union sovietique se pencha par la fenetre. A travers la cour de l'ecole se precipitait le medecin-chef, trainant sa jambe mutilee lors d'un bombardement. On entendait le ronflement du moteur de la camionnette aux ridelles surelevees par des planches de bois vert.

C'est plus tard qu'ils firent connaissance. Ils se parlaient et s'ecoutaient avec une emotion joyeuse qu'ils n'avaient jamais ressentie. Et pourtant qu'avaient-ils a se raconter? Leurs deux villages, l'un pres de Smolensk, l'autre perdu dans les marecages de Pskov. Une annee de famine vecue dans leur enfance et qui semblait maintenant, en pleine guerre, quelque chose de tout a fait ordinaire. Un ete lointain passe dans un camp de pionniers et fige sur une photo jaunie – une trentaine de gamins au crane rase, immobilises dans une tension un peu defiante sous une banderole rouge: «Merci au camarade Staline pour notre enfance heureuse!» Il etait assis a droite d'un pionnier robuste et renfrogne derriere son tambour et, comme tous ses camarades, envoute, il fixait l'objectif…

Un soir, ils sortirent de l'ecole, tout en parlant traverserent lentement le village a demi brule et s'arreterent pres de la derniere isba. Il n'en restait qu'une carcasse noircie, une dentelle calcinee dans l'air froid du printemps. A l'interieur on discernait la forme grise d'un grand poele couvert de tisons. Mais tout autour, sur la terre, on voyait deja le reflet bleu de l'herbe nouvelle. Au-dessus d'une palissade demolie brillait timidement dans le crepuscule transparent la branche pale d'un pommier en fleur.

Ils se taisaient. Lui, comme par curiosite, scrutait l'interieur de l'isba. Elle, caressait distraitement les grappes blanches du pommier. «Quel poele! dit-il enfin. Il ressemble au notre. Nous avions la meme lejanka [1].» Puis, sans transition, il se mit a parler, le regard fixe sur les entrailles brulees de l'isba.

«Chez nous, les Fritz sont arrives en ete. Ils ont occupe le village, pris leurs quartiers. Deux jours apres, en pleine nuit, les partisans ont attaque. Ils ont fait sauter l'entrepot des Fritz, en ont tue plusieurs. Mais pour les deloger… ils n'etaient pas assez armes. Ils se sont replies dans la foret. Le matin, les Allemands etaient enrages, ils ont mis le feu aux deux bouts du village. Ceux qui essayaient de s'echapper, on les abattait sur place. Pourtant il ne restait plus que les femmes et les enfants. Et les vieux, bien sur. Ma mere avec le bebe – c'etait Kolka, mon frere – quand elle a vu ca, elle m'a pousse dans le potager. 'Sauve-toi! a-t-elle dit. Cours vers la foret!' J'ai bien commence a courir, mais j'ai vu que tout le village etait encercle. Alors j'ai fait demi-tour. Mais eux entraient deja dans notre cour. Ils etaient trois, avec des mitraillettes. Pres de notre isba, dans un petit pre, il y avait une meule de foin. J'ai pense: 'La-dessous, ils ne me trouveront pas!' Et puis, comme si quelqu'un me l'avait souffle… je vois pres de la haie une grande corbeille, tu sais, une enorme corbeille a deux anses. Et moi, je plonge dessous. Je ne sais pas comment j'ai tenu la-dedans. Les Allemands sont entres dans la maison. Et ils ont abattu la mere… Elle a longtemps crie… Et moi, je suis devenu comme une buche tellement j'avais peur… Je les vois sortir. L'un d'eux -je n'en croyais pas mes yeux – porte Kolka par les pieds, la tete en bas. Le pauvre gosse s'etait mis a hurler… Ce qui m'a sauve alors, c'est la peur. Si j'avais eu toute ma tete, je me serais jete sur eux. Mais je n'ai pas meme realise ce qui se passait. A ce moment-la, 'en vois un qui sort un appareil photo, tandis que l'autre embroche Kolka avec sa baionnette… Il posait pour la photo, le salaud! Je suis reste sous la corbeille, et a la nuit, j'ai file.»

Elle l'ecoutait sans l'entendre, sachant a l'avance qu'il y aurait dans son recit toute cette horreur qui les entourait et que l'on rencontrait a chaque pas. Elle se taisait, se souvenant du jour ou leur camionnette etait entree dans le village repris aux Allemands. On s'etait mis a soigner les blesses. Et, on ne sait d'ou, avait surgi comme un revenant une vieille dessechee, a demi morte, qui, sans un mot, l'avait tiree par la manche. Tania l'avait suivie. La vieille l'avait amenee dans une grange; sur la paille pourrie etaient etendues deux jeunes filles – toutes les deux tuees d'une balle dans la tete. Et c'est la, dans la penombre, que la paysanne avait retrouve la parole. Elles avaient ete tuees par les leurs, les polizai [2] russes, qui avaient tire dans la tete et viole les corps encore chauds se debattant dans l'agonie…

Ils resterent quelques instants sans parler, puis prirent le chemin du retour. Il alluma une cigarette et fit entendre un petit rire, comme s'il se souvenait de quelque chose de comique:

– Quand ils ont quitte notre cour, ils sont passes tout pres de la meule de foin. J'ai regarde. Ils se sont arretes et ont commence a la larder de coups de baionnette. Ils pensaient que quelqu'un s'etait fourre dedans…

Vingt ou trente ans plus tard, a l'occasion du 9 mai, on posera souvent a Tatiana cette question: «Tatiana Kouzminitchna, comment as-tu rencontre ton Heros?» Ce jour-la, tout l'atelier de vernissage – dix jeunes filles, trois ouvrieres plus agees dont elle-meme, et le chef, un homme osseux dans un bleu de travail vitrifie par le vernis – organise une petite fete. Ils s'entassent dans un bureau encombre de vieux papiers, d'anciens journaux muraux, de fanions des «Vainqueurs de l'emulation socialiste», et hativement ils se mettent a manger et a boire, portant des toasts en l'honneur de la Victoire.

La porte du bureau donne sur l'arriere-cour de la fabrique de meubles. Ils la tiennent ouverte. Apres les vapeurs deleteres de l'acetone, c'est un vrai paradis. On sent le vent de mai ensoleille, encore presque sans odeur, leger et vide. Au loin, on voit une voiture laissant derriere elle un nuage de poussiere, comme si c'etait l'ete. Les femmes tirent de leur sac de modestes victuailles. Le chef, avec un clin d'?il complice, sort d'une petite armoire tout eraflee une bouteille d'alcool escamotee et etiquetee «acetone». Tout le monde s'anime, melange l'alcool a la confiture, y verse un peu d'eau et trinque: «A la Victoire!»

– Tatiana Kouzminitchna, comment as-tu connu ton Heros?

Et elle commence pour la dixieme fois a raconter le petit miroir, l'ecole-hopital, ce printemps lointain. Elles connaissent deja la suite, mais ecoutent, s'etonnent et s'emeuvent comme si elles l'entendaient pour la premiere fois. Tatiana ne veut plus se souvenir ni du village incendie par les deux bouts, ni de la vieille paysanne muette la conduisant vers la grange…

– Il y avait un de ces printemps, mes amies, cette annee-la… Un soir, on est alle a la sortie du village, on s'est arrete, tous les pommiers etaient en fleur, c'etait beau a vous couper le souffle. La guerre, qu'est-ce que ca peut leur faire, aux pommiers? Ils fleurissent. Et mon Heros a roule une cigarette, a fume. Il a plisse les yeux comme ca et a dit…

Il lui semble maintenant qu'ils ont vraiment eu ces rendez-vous et ces soirees longues, si longues… D'annee en annee elle a fini par y croire. Pourtant il n'y avait eu que ce soir de printemps glace, la carcasse noire du toit brule, et aussi ce chat affame qui se faufilait prudemment le long de la palissade en les regardant d'un air mysterieux, comme les betes et les oiseaux qui, au crepuscule, semblent remuer des pensees humaines.

Il y eut encore une autre soiree, la derniere. Chaude, remplie du bruissement et du gazouillement des martinets. Ils etaient descendus vers la riviere, etaient restes longtemps immobiles sans savoir quoi se dire; ensuite, maladroitement, ils s'etaient embrasses pour la premiere fois.

– Demain, Tania, ca y est… je rentre dans les rangs… je rejoins le front, dit-il d'une voix un peu alteree, cette fois sans plisser les yeux. Alors voila, ecoute-moi bien: une fois la guerre finie, on se mariera et on ira dans mon village. Il y a de la bonne terre chez nous. Mais toi, il faut seulement que…

Il s'etait tu. Les yeux baisses, elle regardait les traces de leurs bottes dans l'argile molle de la berge.

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