Soupirant comme un enfant essouffle par de longues larmes, elle avait dit d'une voix sourde:
– Moi, ce n'est rien… mais c'est toi…
L'ete 1941, quand il s'echappa du village incendie pour rejoindre les partisans, il venait d'avoir dix-sept ans. Le visage de l'Allemand qui avait tue le petit Kolka, il l'avait encore dans les yeux. Il l'avait garde comme on garde dans la terreur blafarde et trop reelle d'un cauchemar les tangages de l'escalier qui se derobe sous vos pieds. Il avait retenu ce visage a cause de la cicatrice sur la joue, comme mordue de l'interieur, et du regard clair de ses yeux bleus. Longtemps il avait ete obsede par la pensee d'une vengeance atroce, d'un reglement de compte personnel, par le desir de voir se debattre dans des tortures cruelles celui qui avait pose pour la photo, avec le corps de l'enfant au bout de sa baionnette. Il etait absolument certain de le retrouver.
Leur detachement de partisans avait ete ecrase. Par miracle, en restant toute une nuit dans les roseaux avec de l'eau jusqu'au cou, il avait reussi a en rechapper. Au comite militaire de la region il s'etait vieilli d'un an, et deux jours plus tard il s'etait retrouve assis sur un banc dur avec d'autres garcons en treillis, maigres et le crane rase, ecoutant le langage tres militaire, fruste mais clair, d'un sous-officier. Celui-ci parlait de la «tankophobie», expliquant qu'il ne fallait pas avoir peur des chars et qu'en fuyant a leur approche on etait sur de se faire avoir. Il fallait savoir ruser. Et le sergent avait meme dessine sur le vieux tableau noir un char avec ses endroits vulnerables: les chenilles, le reservoir d'essence…
– Bref, qui a peur du char, n'aille pas a la guerre! conclut le sergent, tout fier de son esprit.
Deux mois plus tard, en novembre, allonge dans une tranchee glacee, soulevant un peu la tete au-dessus des mottes de terre givree, Ivan regardait la rangee de chars qui sortait de la foret transparente et qui se deployait lentement. A cote de lui etaient poses son fusil – c'etait encore ce vieux modele concu par le capitaine du tsar, Mossine – et deux bouteilles de liquide explosif. Pour toute leur section accrochee a ce bout de terre gelee, il n'y avait que sept grenades antichars.
Derriere eux, si on avait pu se redresser, on aurait vu avec des jumelles, a travers le brouillard froid, les tours du Kremlin.
– On est a une heure de voiture de Moscou, avait dit, la veille, un soldat.
– A Moscou, il y a le camarade Staline, lui avait replique l'officier. Moscou ne tombera pas!
Staline!
Et, tout de suite, une bouffee de chaleur. Pour lui, pour la Patrie, on pouvait affronter les chars a mains nues! Pour Staline, tout prenait son sens: et les tranchees enneigees, et leurs capotes qui bientot se figeraient pour toujours sous le ciel gris, et le cri rauque de l'officier s'elancant sous le claquement assourdissant des chenilles, sa grenade degoupillee a la main.
Quarante ans apres cette journee glaciale, Ivan Dmitrievitch se retrouvera assis dans la grisaille humide d'une brasserie obscure, dans le brouhaha des tables voisines, en train de causer avec deux camarades de rencontre. Ils auront deja verse en douce dans leurs trois chopes de biere une bouteille de vodka, en auront attaque une deuxieme et se sentiront si bien qu'ils n'auront meme pas envie de discuter. Tout juste ecouter l'autre et acquiescer a ses dires.
– Eh bien quoi, ces Panfilovtsy [3]?… ca, des heros? Se jeter sous les chars? Quel autre choix avaient-ils, bon Dieu? «Derriere nous, Moscou! disait le commissaire politique. Il n'y a plus de retraite possible!» Sauf que derriere nous, ce n'etait pas Moscou. C'etaient les mitrailleuses des equipes de barrage, ces salauds du N.K.V.D. [4]. Moi aussi, Vania, comme toi, c'est la que j'ai commence. Seulement moi, j'etais dans les transmissions…
Ivan Dmitrievitch approuvera de la tete, enveloppant son interlocuteur d'un regard flottant et presque tendre. A quoi bon discuter? Et puis va donc savoir comment cela s'est vraiment passe? «Et pourtant – les mots s'articulaient silencieusement dans son esprit -je ne pensais pas a ce moment-la a la moindre equipe de barrage. Le lieutenant a hurle: 'En avant pour Staline! pour la Patrie!' Et d'un coup tout est parti. Plus de froid, plus de peur. On y croyait…»
L'Etoile d'or du Heros de l'Union sovietique, il la recevra a la bataille de Stalingrad.
Stalingrad pourtant, il ne l'avait jamais vu. Rien qu'une trainee de fumee noire a l'horizon, au-dessus d'une steppe seche et surchauffee jusqu'a faire crisser le sable sous les dents. Il n'avait pas vu non plus la Volga, mais seulement un vide grisatre au loin, comme suspendu sur l'abime au bout de la terre. Le sergent Mikhalytch avait agite sa main en direction de la fumee noire, a l'horizon:
– C'est Stalingrad qui brule. Si les Allemands traversent la Volga, la ville est fichue, on ne la tiendra pas.
Le sergent etait assis sur une caisse a obus vide et tirait sur la derniere cigarette de sa vie. Une demi-heure plus tard, dans le vacarme et la bourrasque de poussiere du combat, il pousserait un soupir et lentement s'affaisserait sur le cote, en portant la main a sa poitrine comme pour en arracher un petit eclat griffu.
Comment s'etaient-ils retrouves avec leur piece d'artillerie sur cette hauteur, entre ce bois clairseme et une ravine pleine de ronces? Pourquoi les avait-on laisses tout seuls? Qui avait donne l'ordre d'occuper cette position? Quelqu'un meme avait-il donne cet ordre?
La bataille avait dure si longtemps qu'ils s'y etaient installes. Ils avaient cesse de se sentir independants des lourds soubresauts de ce canon de 76, du sifflement des balles, des detonations. Ondulant comme des navires sur la steppe devastee, les chars deferlaient. Derriere eux, dans des nuages de poussiere, s'agitaient les ombres noires des soldats. La mitrailleuse crepitait, d'une petite tranchee sur la gauche. Apres avoir avale son obus, le canon le recrachait comme dans un «ouf» de soulagement. Six chars fumaient deja. Les autres reculaient pour un temps, puis revenaient comme aimantes par la colline farcie de metal. Et de nouveau, dans une agitation febrile, les muscles raidis, les artilleurs, totalement assourdis, se confondaient avec les spasmes forcenes du canon. Depuis longtemps, ils ne savaient plus combien ils etaient, pietinant meme des morts en transportant les obus. Et ils apprenaient la mort d'un camarade seulement quand se brisait le rythme de leur dure besogne. De temps en temps Ivan se retournait, et chaque fois il voyait le roux Serioga confortablement assis pres des caisses vides. «Eh! Serguei! Qu'est-ce que tu fous la?» avait-il chaque fois envie de lui crier. Mais en meme temps il remarquait que l'homme assis n'avait plus pour ventre qu'une bouillie sanguinolente. Puis, pris dans le vacarme du combat et dans le tintamarre des armes, il oubliait, se retournait de nouveau, voulait de nouveau l'interpeller et de nouveau voyait cette tache rouge…
Ce qui les sauvait, c'etaient les deux premiers chars qui brulaient et empechaient une attaque directe des Allemands. La ravine les protegeait sur la gauche, le petit bois sur la droite. Du moins le pensaient-ils. C'est pourquoi lorsque, dans un bruit de troncs casses, ecrasant les buissons, surgit un char, ils n'eurent meme pas le temps d'avoir peur. Le char tirait a vue, mais celui qui etait blotti dans ses entrailles etouffantes s'etait trop hate.
L'explosion projeta Ivan a terre. Il roula dans la tranchee, tatonna dans un trou pour trouver le manche de la grenade et, repliant le bras, il la lanca. La terre tressaillit – il n'entendit pas l'explosion, mais la ressentit dans son corps. Il passa la tete au-dessus de la tranchee et vit la fumee noire et les ombres qui sortaient de la tourelle. Tout cela dans une surdite a la fois sonore et cotonneuse. Pas de mitraillette a portee de main. Il jeta encore une grenade, la derniere…
Dans le meme silence feutre, il quitta la tranchee et vit la steppe vide, les chars fumants, le chaos des terres labourees, des cadavres et des arbres dechiquetes. A l'ombre du canon etait assis un Siberien age, Lagoun. Voyant Ivan, il se leva, lui fit un signe de tete et dit quelque chose. Il se dirigea, toujours dans un silence irreel, vers la petite tranchee du mitrailleur. Celui-ci etait a moitie couche sur le flanc, la bouche entrouverte et tordue par une telle souffrance qu'Ivan, sans l'entendre, vit son cri. Sur ses mains ensanglantees, il ne restait plus que les pouces. Lagoun commenca a le panser en lavant ses moignons avec l'alcool de la gourde et en les serrant fortement. Le mitrailleur ouvrit la bouche encore plus grand et se renversa sur le dos.
Ivan, titubant, contourna le char couvert de feuilles et de branches cassees, et penetra sous les arbres. Deux ornieres laissees par les chenilles brillaient d'un eclat noir dans l'herbe arrachee. Il les traversa et se dirigea la ou l'ombre etait plus epaisse.
Meme dans ce taillis on sentait la foret. Des moucherons tourbillonnaient dans les rayons minces et tremblants du soleil. Il apercut une rigole etroite emplie d'une eau couleur de the et d'une limpidite vertigineuse. Sur son eclat lisse couraient les araignees d'eau. Il la suivit et apres quelques pas trouva le minuscule bassin d'une source. Il s'agenouilla et but avidement. Desaltere, il releva la tete et perdit son regard dans cette profondeur transparente.