A l'automne, l'isba etait achevee. Un peu avant la premiere neige ils recolterent les pommes de terre plantees tardivement, ainsi que quelques legumes.
La neige tomba, le village s'assoupit. De temps en temps seulement, on entendait le tintement d'un seau dans le puits et la toux du vieux chien dans la cour du chef du kolkhoze.
Le matin, Ivan allait au soviet, puis a la forge. Avec les autres hommes il reparait les outils pour les travaux du printemps. A son retour, il se mettait a table avec Tania. Il soufflait sur une pomme de terre brulante et craquelee, jetait sur sa femme des regards rapides, sans pouvoir dissimuler un sourire. Tout lui apportait une joie secrete. C'etait propre et paisible, dans leur isba neuve. On entendait le bruit regulier du carillon. Derriere les vitres couvertes de cannelures givrees se couchait un soleil mauve. Et pres de lui etait assise sa femme qui attendait un enfant, embellie, un peu solennelle, plus attirante encore dans cette gravite douce et paisible.
Apres le repas, Ivan aimait parcourir lentement les pieces de l'isba, ecoutant le craquement des planches. Il tapotait les parois blanches du poele en repetant: «Tu sais, Taniouchka, on aura toute une nichee d'enfants. Et dans nos vieux jours, nous nous rechaufferons sur ce poele. C'est vrai, regarde. Ce n'est pas un poele, c'est un vrai navire. La lejanka est encore mieux que l'ancienne.»
L'hiver sevissait. Les puits etaient geles jusqu'au fond. Les oiseaux, figes en plein vol, tombaient en petites boules inertes. Un jour, sur le seuil de la maison, Tania ramassa un de ces oiseaux et le posa sur un banc, pres du poele. «A la chaleur, il va peut-etre se remettre», pensa-t-elle. Mais le petit oiseau ne bougea pas. Simplement sur ses plumes le givre brilla en fines gouttelettes.
En avril, ils eurent leur fils. «Comme il te ressemble, Ivan, dit Vera, la femme au teint basane. Ce sera aussi un Heros.» Elle avait apporte l'enfant qui criait et le tendait a son pere.
Vers le soir, Tania commenca a etouffer. On ouvrit la fenetre pour laisser entrer le froid crepuscule d'avril. Vera lui donna a boire une tisane, mais rien ne la soulageait. Le medecin le plus proche habitait dans un village, a dix-huit kilometres. Ivan mit sa capote et partit en courant sur la route defoncee. Il ne rentra qu'au petit matin. Pendant tout le trajet il avait porte sur son dos le vieux medecin.
Les piqures et les potions soulagerent Tania. Ivan et le medecin, tous deux ivres de fatigue apres cette nuit blanche, s'assirent pour boire du the. Vera apporta un petit pot de lait de chevre, le chauffa et nourrit l'enfant.
Avant de prendre la route, le medecin but un petit verre de samogon et dit: «Bon, vous lui donnerez cette poudre si jamais le c?ur flanche. Mais normalement, avec un eclat comme ca, elle n'aurait pas du avoir d'enfant, pas meme petrir la pate… Mais je sais, je sais, soldat… quand on est jeune… je l'ai ete moi aussi!» Il jeta a Ivan un clin d'?il complice et se dirigea vers la grand-route.
Ils appelerent leur fils Kolka, comme le petit frere d'Ivan tue par les Allemands.
Au printemps, par une facheuse coincidence, l'unique cheval du kolkhoze mourut juste avant les labours. Les derniers temps, on n'avait eu rien d'autre a lui donner que de la paille pourrie et des tiges dessechees.
Un matin on vit arriver a Goritsy, dans une jeep cahotante, le responsable regional du Parti, secretaire du Raikom [8]. A peine avait-il saute de sa voiture qu'il fondit sur le chef du kolkhoze.
– Alors, on fait du sabotage, fils de pute? Tu veux foutre en l'air le plan cerealier de la region? Je te previens, pour une affaire comme ca, on fusille les gens comme ennemis du peuple!
Il inspecta tout le kolkhoze, jeta un coup d'?il sur la forge et sur l'ecurie. «Ou est le cheval? demanda-t-il. Quoi? Mort? Je t'en foutrai, moi, des 'Il est mort… ' Saboteur!»
Ils se rendirent dans les champs. Le secretaire du Parti continuait a vituperer. «Ah! il lui manque des terres pour les semailles… Il se plaint toujours, ce fils de chien. Et ca, c'est quoi? Ce n'est pas de la terre? Pourquoi n'as-tu pas encore enleve les pierres? Des terrains comme ca, chez toi, koulak [9], c'est de la terre perdue!»
Ils s'etaient arretes pres d'un champ argileux qui descendait vers la riviere. Il etait parseme de gros cailloux blancs. «Pourquoi n'enleves-tu pas ces pierres? hurla de nouveau le secretaire. C'est a toi que je parle, hein!»
Le chef du kolkhoze, qui jusque-la n'avait pas ouvert la bouche, machinalement, de son unique main, rentra sous la ceinture la manche vide de sa vareuse. D'une voix enrouee il dit: «Ce ne sont pas des pierres, camarade secretaire…»
– C'est quoi, alors? hurla l'autre. C'est peut-etre par hasard des betteraves a sucre qui ont pousse toutes seules?
Ils s'etaient approches. Ils virent alors que les cailloux blancs etaient des cranes humains.
– C'est la que les notres ont essaye de briser l'encerclement, dit d'une voix sourde le chef du kolkhoze. Ils ont ete pris dans un feu croise…
Le secretaire s'etrangla de fureur et siffla: «Tu me racontes tout le temps des histoires. Il y a un joli ramassis de Heros dans le coin! Vous etes tous des planques, ici, derriere vos exploits passes!»
Ivan, le visage terreux, s'avanca vers lui, le saisit par le revers de sa veste de cuir noir et lui cria dans les yeux:
– Pourriture! Les salauds comme toi, au front, je les descendais a la mitraillette. Repete voir un peu, a propos des Heros…
Le secretaire poussa un cri aigu, s'arracha a Ivan et se jeta dans la voiture. Il passa la tete par la portiere et dans le bruit du moteur cria:
– Prends garde, le chef! Tu reponds du plan sur ta tete. Et toi, Heros, on se retrouvera.
La voiture fit gicler la boue printaniere et sauta sur les ornieres.
Silencieux, ils retournerent au village. L'odeur acre et fraiche de l'humus arrivait de la foret ou la neige avait fondu. Sur les petites collines poussaient deja les premieres herbes. En le quittant, le chef du kolkhoze dit a Ivan:
– Vania, tu as eu tort de le secouer. Tu sais, comme on dit, ne touche pas a la merde, elle ne puera pas. Quant a nous, de toute facon, demain il faut commencer a labourer. Et pas a cause des ordres de cet abruti…
Le lendemain, Ivan s'avancait, pesant sur la charrue, trebuchant dans les ornieres, glissant sur les mottes luisantes. La charrue, a l'aide de cordes fixees au timon, etait tiree par deux femmes. A droite marchait Vera dans de grandes bottes affaissees qui ressemblaient, a cause de la boue, a des pieds d'elephant. A gauche, l'amie d'enfance d'Ivan, Lida. Elle portait encore sa jupe d'ecoliere qui lui decouvrait le genou.
La matinee etait limpide et ensoleillee. Affairees, les corneilles s'envolaient et se posaient sur les labours. Voletant, hesitant et fragile, brilla dans un bref fremissement jaune le premier papillon.
Ivan regardait le dos et les pieds des deux femmes qui progressaient peniblement. Parfois le soc s'enfoncait trop profondement. Les femmes s'arc-boutaient sur les cordes. Ivan remuait alors les poignees de la charrue, essayant de les aider. Le soc d'acier fendait la terre, s'en arrachait, et ils continuaient leur marche. Et de nouveau Ivan voyait les pieds d'elephant et les vestes roussies par le soleil et la pluie. «La guerre, pensa-t-il, tout vient de la… Lidka, par exemple, a peine mariee, et deja son mari expedie au front. Tout de suite en premiere ligne, dans le hachoir. Un mois apres, le pokhoronka; la voila veuve. Veuve a dix-neuf ans. Ah! Misere de misere! Et comme elle est devenue vieille! A ne pas la reconnaitre. Et ces varices! comme des cordes noires sur ses jambes. Elle chantait si bien! Les vieux descendaient de leur poele pour l'ecouter, tandis que nous, jeunes idiots, on se bagarrait comme des coqs a cause d'elle…»
Ils s'arreterent au bout du sillon et se redresserent. «Repos, les filles! dit Ivan. On va dejeuner.» Ils s'assirent par terre, sur l'herbe seche et cassante de l'an passe, deballerent d'un torchon leur maigre repas. Sans hate ils se mirent a manger.
On etait au printemps. Les attendait la grande secheresse de l'annee 1946.
Des le mois de mai, on en etait a faire bouillir les arroches [10], a y jeter un petit morceau de lard rance, et on mangeait cette bouillie en essayant de tromper sa faim.
En juin, le vent brulant des steppes se mit a souffler. L'herbe fraiche commenca a secher et les feuilles a tomber. Le soleil calcinait le jeune ble, assechait les ruisseaux, abattait les gens affames qui venaient aux champs.