millions de vies humaines sacrifiees pour l'avenir lumineux de ces eleves distraits par le soleil de mai, sur la devise «Personne n'est oublie, rien n'est oublie». Puis, donnant a sa voix un ton plus chaleureux et moins officiel, elle s'adressait a Ivan qui se tenait un peu raide derriere la table: «Respectable Ivan Dmitrievitch, sur votre poitrine brille la plus haute distinction de la Patrie, l'Etoile d'or de Heros de l'Union sovietique. Nous aimerions bien connaitre votre participation a la guerre, vos exploits de combattant, votre contribution heroique a la Victoire.»
Et Ivan, apres s'etre gratte la gorge, commencait son recit. Il savait deja par c?ur ce qu'il allait dire. Depuis le temps qu'on l'invitait, il avait compris ce qu'il fallait raconter pour que la classe reste attentive pendant les quarante minutes reglementaires, a la grande satisfaction de la jeune institutrice. Il savait meme deja qu'a la fin de son expose – et il y aurait pendant quelques instants un silence tendu – elle se leverait agilement et prononcerait les mots attendus: «Allez, mes enfants, posez vos questions a Ivan Dmitrievitch.» De nouveau s'ecoulerait un silence genant. Mais, obeissant au regard de l'institutrice, du premier rang se leverait une resplendissante jeune fille, au tablier blanc comme de la creme fouettee, qui dirait, comme si elle recitait une lecon: «Respectable Ivan Dmitrievitch, parlez-nous, s'il vous plait, des qualites de caractere que vous avez appreciees chez vos camarades de guerre.»
Apres la reponse que personne n'ecoutait plus se leverait le garcon le plus presentable qui demanderait a Ivan, sur le meme ton consciencieux, ce qu'il pouvait conseiller aux futurs defenseurs de la Patrie.
A la fin de cette manifestation patriotico-militaire se produisait souvent une diversion imprevue. Pousse par le chuchotement de ses camarades se levait du dernier rang un grand adolescent debraille. Et sans preambule, il demandait en bafouillant: «Et quel etait le blindage du Tigre allemand? Plus epais ou moins epais que celui de notre T-34?» «Le canon, demande pour le canon…», lui soufflaient ses voisins. Mais lui, tout rouge, s'affalait deja sur sa chaise, fier de sa belle question. Ivan lui repondait. La sonnerie retentissait et l'institutrice soulagee felicitait encore une fois le Veteran et lui offrait trois ?illets rouges, retires d'un vase a l'eau trouble pose sur la table. Toute la classe impatiente se levait d'un bond.
En rentrant, Ivan Dmitrievitch avait toujours quelques regrets confus. Chaque fois il aurait voulu raconter une toute petite chose: cette foret ou il etait entre apres la bataille, et l'eau de la source qui lui avait renvoye son visage.
Les journalistes venaient aussi le voir parfois, le plus souvent pour l'anniversaire du debut de la bataille de Stalingrad. La premiere fois, profitant d'une question sur cette bataille, il se mit a tout raconter: Mikhalytch qui ne connaitrait jamais ses petits-enfants, Serioga a l'air si serein et si insouciant dans la mort, le mitrailleur qui n'avait plus qu'un doigt a chaque main. Mais le journaliste, saisissant habilement le moment ou Ivan reprenait son souffle, lui coupa la parole: «Ivan Dmitrievitch, et quel effet a produit sur vous «la Ville-Heros sur la Volga» en cette annee de feu 1942?» Ivan fut interloque. Dire qu'il n'a jamais vu Stalingrad, qu'il ne s'est jamais battu dans ses rues? «Tout Stalingrad brulait», repondit evasivement Ivan.
Ensuite il s'habitua a ce mensonge innocent et cela arrangeait bien les journalistes, car Staline, a cette epoque, redevenait a la mode et «Stalingrad» sonnait bien. Parfois Ivan etait surpris de constater que lui-meme oubliait de plus en plus la guerre. Il ne parvenait plus a distinguer ses souvenirs anciens des recits pour les ecoliers qu'il avait cent fois ressasses et des interviews aux journalistes. Et lorsqu'il evoquait un jour un detail qui passionnait les garcons «Eh oui, notre canon de 76 etait formidable, mais il ne pouvait pas percer le blindage frontal du Tigre…», il pensait: «Mais est-ce que c'etait vraiment comme ca? Je l'ai lu peut-etre dans les Memoires du marechal Joukov…»
La fille des Demidov, Olia, grandissait et allait a l'ecole. Elle connaissait deja l'histoire lointaine du petit miroir, qui lui semblait fabuleuse et effrayante – son pere couche dans un champ glace, la tete ensanglantee; sa mere, qu'elle ne parvenait meme pas a imaginer, le choisissant parmi des centaines de soldats gisant tout autour. Elle savait qu'il y avait eu autrefois une bataille pour laquelle il avait recu son Etoile – grace a cela il pouvait acheter des billets de train sans faire la queue.
On lui avait parle aussi de la blessure de sa mere qui lui interdisait de porter de grosses charges. Cela ne l'empechait pourtant pas de transporter de grands panneaux de bois, et le pere la grondait de son insouciance.
Quand Olia passa ses examens d'entree a l'Institut des langues etrangeres Maurice-Thorez, elle ressentit d'une facon tout a fait particuliere la realite de ce fabuleux passe de guerre. L'amie avec laquelle elle etait venue a Moscou lui dit avec une jalousie mal dissimulee: «Toi, bien sur, tu es certaine de passer. Toi, on te recevra rien qu'au vu de ton etat civil – evidemment, la fille d'un Heros de l'Union sovietique…»
2
En 1980, au cours de l'ete, Moscou etait meconnaissable. On ne laissait pas entrer dans la capitale les habitants du reste du pays. La majorite des enfants etait envoyee dans des camps de pionniers. Longtemps avant l'ete on avait procede a une purge serieuse en chassant tous les «elements antisociaux». On ne voyait plus de queues dans les magasins, ni de bousculades dans les autobus, ni la foule morne des provinciaux venant faire leurs achats avec de grands sacs.
On avait badigeonne a la hate les coupoles des eglises vetustes et appris aux miliciens a sourire et a dire quelques mots d'anglais.
Et les Jeux olympiques de Moscou commencerent. On vit aller et venir les autobus emmenant les sportifs aux competitions, errer les touristes etrangers qui s'interpellaient paresseusement dans les rues desertes, s'affairer les guides et les interpretes.
Tout le monde attendait de cet ete, de ces Jeux, le cet afflux d'etrangers, quelque chose d'extraordinaire, une bouffee de vent frais, quelque bouleversement, presque une revolution. Le Moscou de Brejnev, telle une enorme banquise spongieuse au moment des crues printanieres, aborda pendant quelques semaines cette vie occidentale bariolee, effritant contre elle son flanc gris, et pompeusement deriva plus loin. La revolution n'eut pas lieu.
Olia Demidova s'etait plongee dans cette agitation olympique, se laissant saisir par un etourdissement frenetique et joyeux. Elle avait termine sa troisieme annee a l'Institut et avait atteint en anglais et en francais ce niveau ou l'on est brusquement pris par une irresistible envie de parler. Elle parlait deja avec cette liberte hesitante de l'enfant qui commence a courir en jouissant de l'equilibre conquis.
Les interpretes ne dormaient presque plus. Mais leur jeunesse et leur excitation febrile les tenaient debout. Le matin, c'etait si agreable de sauter sur le marchepied du car, de voir les jeunes visages des sportifs, de repondre a leurs plaisanteries et puis de voler a travers les rues sonores de Moscou. Le soir, l'ambiance etait tout autre. Dans le car chauffe par le soleil brulant de la journee flottait l'odeur acre des deodorants occidentaux et de males chairs musclees epuisees par l'effort. Les rues defilaient, et par les fenetres du car s'engouffrait l'ombre fraiche du soir. Les hommes, affales dans les fauteuils, echangeaient quelques propos nonchalants.
Olia, assise pres du chauffeur dans un fauteuil tournant, leur jetait de temps en temps un regard. Ils lui faisaient penser a ces gladiateurs se reposant apres le combat.
L'un d'entre eux, Jean-Claude, un jeune homme au type mediterraneen (elle travaillait avec une equipe francaise), etait assis, la tete renversee et les yeux mi-clos. Elle devinait qu'a travers ses paupieres baissees il la regardait. Il la regardait en souriant, et quand le car s'arreta au village olympique devant leur pavillon, il descendit le dernier. Olia se tenait pres de la porte du car et prenait conge de chacun des sportifs en leur souhaitant une bonne nuit. Jean-Claude lui serra la main et glissa negligemment, mais assez haut pour que cela soit entendu par le cerbere qui les accompagnait: «J'ai quelque chose a traduire. Peux-tu m'aider? C'est urgent.»
Olia se retrouva dans sa chambre, entouree de ces beaux objets convoites qui symbolisaient pour elle le monde occidental. Elle comprit tout de suite que la traduction n'etait qu'un pretexte et qu'il allait se produire ce qui, il y a tres peu de temps, lui semblait encore impensable. Pour faire taire sa peur, elle repetait comme une incantation: «Je m'en fiche. Ca m'est egal. Advienne que pourra…»
Quand Jean-Claude sortit de la douche, elle etait deja au lit. Tout nu, enveloppe dans un nuage epice d'eau de Cologne, il traversa la chambre dans l'obscurite et jeta sur le rebord du balcon un polo ou une serviette-eponge. Puis il s'arreta devant une grande glace sombre et, comme plonge dans ses reflexions, passa plusieurs fois les doigts dans ses cheveux humides sur lesquels jouait l'eclat bleu d'un reverbere. Sa peau brillait aussi d'un reflet