pendant la reunion du Politburo. On discute de la succession de Brejnev. Tout a coup la porte s'ouvre violemment et fait irruption Andropov accompagne d'Aliev. Andropov brandissant un revolver s'ecrie: «Haut les mains!» Tous les vieillards levent leurs mains tremblotantes. «Baissez la main gauche!», commande Andropov. Et s'adressant a Aliev: «Enregistre! Pour Andropov, vote a l'unanimite!»

L'Histoire s'amusait a se moquer de ceux qui pretendaient la gouverner impunement. Andropov mourut. Tchernienko le suivit. Avec la rapidite inconvenante d'une bande dessinee mourait l'entourage de Brejnev. Et l'on celebrait si souvent des funerailles sur la place Rouge, au son de familiale qui le detestait, lui, et qui meprisait le peuple. Il savait que, si le rouble avait ete convertible, la moitie des dirigeants serait depuis longtemps a Miami ou ailleurs. Il savait que les dissidents en prison ou en exil ne connaissaient pas le centieme de ce que lui-meme savait et qu'ils n'exprimaient que des choses tres anodines. Il savait tant de choses sur cette societe mysterieuse qu'un jour au Plenum il laissa echapper: «Nous ne connaissons pas la societe dans laquelle nous vivons.»

L'Histoire s'amusait. Et cet homme inspirant a certains de la terreur et aux autres de l'espoir faisait naitre ces sentiments comme d'au-dela du tombeau. Il mourait d'une nephrite et, dans ses moments de lucidite, se divertissait d'une anecdote que lui avait racontee le medecin du Kremlin. Celle-ci lui avait beaucoup plu. C'est pendant la reunion du Politburo. On discute de la succession de Brejnev. Tout a coup la porte s'ouvre violemment et fait irruption Andropov accompagne d'Aliev. Andropov brandissant un revolver s'ecrie: «Haut les mains!» Tous les vieillards levent leurs mains tremblotantes. «Baissez la main gauche!», commande Andropov. Et s'adressant a Aliev: «Enregistre! Pour Andropov, vote a l'unanimite!»

L'Histoire s'amusait a se moquer de ceux qui pretendaient la gouverner impunement. Andropov mourut. Tchernienko le suivit. Avec la rapidite inconvenante d'une bande dessinee mourait l'entourage de Brejnev. Et l'on celebrait si souvent des funerailles sur la place Rouge, au son de la Marche funebre de Chopin, que les Moscovites se surprenaient a en siffler l'air comme celui d'une melodie a la mode.

Mais, au printemps 1982, personne ne pouvait meme imaginer que l'Histoire prendrait plaisir a s'amuser ainsi.

Au mois de mars, le chef de l'organisation des Transports appela Demidov dans son bureau: «Tu as de la visite, Ivan Dmitrievitch. Ces camarades vont faire un film sur toi.» Il y avait la deux journalistes de Moscou, le scenariste et le responsable du tournage.

Le film en question devait etre consacre au quarantieme anniversaire de la bataille de Stalingrad. On avait deja tourne les episodes du Memorial ou, sous les enormes monuments de beton, erraient comme les ombres du passe les veterans venus des quatre coins du pays.

On avait retrouve les documents d'epoque dont on avait l'intention d'utiliser des fragments au cours du film. Deja on avait interviewe les generaux et les marechaux encore vivants. Il restait a filmer un episode tres important aux yeux du realisateur. Dans cet episode le premier role revenait a Demidov. Le realisateur le voyait ainsi: apres les datchas des environs de Moscou et les spacieux appartements moscovites ou les marechaux retraites sangles dans leur uniforme se souviennent des mouvements du front, dirigent de memoire les armees et jonglent avec les divisions, apparaissent les rues tortueuses de Borissov et un camion macule de boue qui franchit la porte du garage. Du camion descend sans se retourner vers la camera un homme a casquette fripee portant une vieille veste de cuir. Il traverse la cour encombree de ferraille, se dirige vers le petit batiment du bureau. Une voix off un peu metallique martele la citation du Heros de l'Union sovietique: «Par decret du Soviet supreme de l'Union des republiques socialistes sovietiques, pour l'heroisme et la bravoure manifestes dans la bataille…»

Le chauffeur du camion depose des papiers au bureau, fait un signe de tete a un collegue, serre la main d'un autre et rentre chez lui.

Au cours de cette scene, la voix de Demidov, une voix simple et familiere, parle de la bataille de Stalingrad. Les plans suivants se deroulent dans le cadre familial: le repas de fete, un numero deplie de la Pravda sur une etagere, au mur des photos jaunies de l'apres-guerre.

Mais le sommet du film etait ailleurs. L'histoire de ce modeste heros «qui sauva le monde de la peste brune», comme disait le scenario, s'interrompt de temps en temps. Sur l'ecran apparait le correspondant sovietique dans l'une ou l'autre capitale europeenne qui arrete les passants pour leur demander: «Dites-moi, qu'evoque pour vous le nom de Stalingrad?» Les passants hesitent, repondent des inepties et en riant rappellent Staline.

Quant au correspondant de Paris, on l'avait filme dans la neige fondue, completement transi, essayant de se faire entendre dans le tumulte de la rue: «Je me trouve a dix minutes de la place parisienne qui porte le nom de Stalingrad. Mais les Parisiens savent-ils ce que signifie ce mot si etrange pour une oreille francaise?» Et il commence a interroger les passants incapables de repondre.

Lorsque pour la premiere fois on projeta cet episode au studio, l'un des responsables demanda au realisateur: «Et il ne pouvait pas aller sur la place elle-meme? Qu'est-ce que ca veut dire 'a dix minutes'? C'est comme s'il faisait un reportage sur la place Rouge depuis le parc Gorki!»

– Je lui ai deja pose la question…, tenta de se justifier le realisateur. Il pretend que sur cette place on ne trouve pas un Francais. Rien que des Noirs et des Arabes. Oui, c'est ce qu'il dit. Parole d'honneur! Il disait: «Tout le monde va croire que ca a ete tourne en Afrique, et pas a Paris.» C'est pour ca qu'il s'est deplace vers le centre pour trouver des Blancs.

«Incroyable!» beugla un fonctionnaire dans la salle obscure. Et la projection continua. La camera happa un clochard courbe, une enfilade de vitrines brillantes. Et de nouveau surgirent les plans jaunis des documents d'epoque: la steppe grise, les chars ondulant comme sur des vagues, les soldats saisis, encore vivants, par l'objectif.

Et de nouveau apparaissait Demidov, non plus avec sa veste graisseuse, mais en costume, avec toutes ses decorations. Il etait dans une classe, assis derriere une table agrementee d'un petit vase avec trois ?illets rouges. Devant lui des eleves figes buvaient religieusement ses paroles.

Le film s'achevait en apotheose. Le monument gigantesque de la mere patrie brandissant un glaive jaillissait vers le ciel bleu. Le defile de la Victoire se deployait sur la place Rouge, en 1945. Les soldats jetaient les drapeaux allemands au pied du mausolee de Lenine. Au premier plan on voyait tomber l'etendard personnel de Hitler. Au son exaltant de la musique resplendissait, filme d'helicoptere, Stalingrad-Volgograd, releve de ses ruines.

Et tout se resolvait en un accord final: sur la tribune du XXVIe Congres apparaissait Brejnev qui parlait de la politique de paix menee par l'Union sovietique.

Vers la mi-avril le film etait pret. Demidov avait patiemment supporte l'agitation du tournage et meme reussi, en repondant aux questions, a placer l'histoire de la petite source dans la foret.

– Eh bien, Ivan Dmitrievitch, lui dit le realisateur au moment des adieux, pour la fete de la Victoire, le 9 mai, ou peut-etre meme la veille, mettez-vous en famille devant la television.

Le film s'intitulait La Ville-Heros sur la Volga.

Le 8 mai, dans l'apres-midi, Ivan Dmitrievitch ne travaillait pas. On l'avait invite a l'ecole pour la causerie traditionnelle. Il fit son discours habituel et, les trois ?illets a la main, rentra a la maison.

Tatiana etait encore au travail. Il traina dans l'appartement. Puis il mit sur le dossier d'une chaise sa veste blindee de medailles, brancha le poste et se cala sur le divan. Le film sur Stalingrad commencait a six heures.

Le chef d'atelier agita la bouteille et commenca a verser l'alcool dans les verres: «Eh bien, mes amis, la derniere lampee et on file a la maison…» Tout le monde but, glissa dans les sacs les restes de nourriture et sortit. Dans la rue, les ouvrieres se souhaiterent une bonne fete et rentrerent chez elles.

Tania – elle etait devenue depuis longtemps Tatiana Kouzminitchna [16] – consulta sa montre. «J'ai encore le temps, avant le film, de passer au magasin prendre le colis des Veterans.» Ce paquet, elle le recevait, comme tous les anciens combattants, dans la section du magasin interdite au commun des mortels. Les gens regardaient cette queue des Veterans et grognaient sourdement.

Cette fois, c'etait vraiment un colis de fete: quatre cents grammes de jambon, deux poulets, une boite de sprats et un kilo de gruau de sarrasin. Tatiana Kouzminitchna paya, chargea le tout dans son sac et se dirigea vers

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