Ivan arriva a l'hopital avec sa veste de parade. Il avait couru par les rues du soir, accompagne du cliquetis de ses decorations. On ne le laissa pas entrer en reanimation. Il regardait le medecin qui le tranquillisait, mais il n'entendait rien. Son Etoile d'or, qui s'etait retournee pendant la course, ressemblait a un jouet.

Le lendemain matin, 9 mai, le meme docteur, impregne d'une odeur de tabac, le visage creuse par sa nuit de garde, sortit et s'assit en silence avec Ivan sur des sieges de bois, dans le couloir Ivan avait deja eu le temps, dans quelque recoin mysterieux de sa tete, non pas de reflechir a ce que serait sa vie sans Tatiana, mais a en avoir un sentiment aigu et desespere. Ce sentiment surgit et l'effraya d'un vide sonore. Il etait assis sans rien demander au medecin et d'un regard absent suivait les mouvements de la vieille femme de menage qui essuyait les fenetres poussiereuses.

Enfin le medecin soupira et dit a mi-voix: «Elle n'aurait jamais du se risquer dans nos foules; meme essuyer une fenetre, c'etait dangereux pour elle…»

Olia arriva le lendemain. Elle etait d'une beaute presque inconvenante. Elle-meme se sentait genee de sa jupe serree et du bruit de ses talons hauts dans leur appartement devenu muet ou chuchotaient, vetus de noir, des gens qu'elle connaissait a peine. Une des femmes lui donna un fichu noir pour les funerailles. Mais meme avec ce fichu sa beaute surprenait. Elle pleura beaucoup. Ce qui la dechirait, c'etait moins l'air emacie et assombri du visage de sa mere que la fragilite de tout ce qu'elle avait cru si naturel et si solide. Tout s'ecroulait devant ses yeux. D'un fringant heros, le pere s'etait transforme en un vieux bonhomme affaisse, aux yeux rouges. Maintenant la vie de ses parents lui semblait incroyablement terne. Une miserable enfance affamee, la guerre, encore la famine, et puis jusqu'a la vieillesse – mais non, jusqu'a la mort meme! – cette absurde fabrique de meubles et cette cabine de camion puante de gas-oil. Olia regardait avec etonnement autour d'elle. La television devant laquelle chaque soir etaient assis ses parents, le canape ou ils dormaient, une photo pur la table de nuit: eux deux, tres jeunes encore, avant sa naissance, quelque part dans le Sud, au cours de l'unique voyage de leur vie. Et cette seule photo, ces sandales du pere – horribles sandales qui faisaient penser a des muselieres -, ce seul geste de la mere cachant sa main droite, tout lui fendait deja le c?ur.

Ivan ne vit presque pas sa fille. C'est seulement la derniere nuit, quand les parents fatigues les quitterent, qu'il resta en tete a tete avec Olia. Ils Paient assis de part et d'autre du cercueil, completement epuises par l'agitation permanente des femmes qui s'affairaient, par les chuchotements incessants et insignifiants de la journee. Ivan regarda sa fille et pensa: «C'est une femme maintenant. Elle est en age de se marier. On dirait que c'etait hier que Tatiana la mettait dans ses langes. Comme le temps passe vite! La creche, l'ecole, et maintenant voila Moscou, l'Institut… Ce serait bien qu'elle trouve un bon gars, pas un buveur… Un militaire… Bien que ceux-ci, aujourd'hui, se soulent Dieu sait comment! Il faut que je lui parle. On enterre la mere…»

C'est a la gare seulement, quand ils attendaient le train pour Moscou, qu'Ivan lui dit: «Travaille bien, Olia, mais…» Olia rit gentiment.

– Mais, papa, les etudes, je n'en ai plus que pour quelques semaines. Mes examens de sortie sont tout de suite la.

– Ah bon, vraiment? s'etonna Ivan, confus. Et ou vas-tu apres?

– La ou m'appellera la Patrie, plaisanta Olia. Elle embrassa Ivan et monta dans le train. Par la fenetre, elle agita longtemps la main vers son pere fige dans son costume noir fatigue, sur le quai inonde de soleil.

Olia savait deja ou l'appellerait la Patrie… Certains etudiants de sa promotion s'appretaient a passer en douceur du banc des etudiants au fauteuil confortable prepare par leurs parents haut places. D'autres, resignes, se preparaient a la corvee des traductions techniques dans un bureau poussiereux. D'autres encore revaient de plonger le plus vite possible dans l'agitation de l'Intourist, pressentant avec joie le defile des physionomies europeennes, trop rapide pour vous lasser, et se rejouissaient a l'avance des petits cadeaux et de l'illusion de la vie occidentale.

Pour Olia, c'etait tout different. Serguei Nikolaievitch, du Bureau 27, avait ete depuis longtemps relaye par son collegue, Vitali Ivanovitch, tout aussi imposant. C'est en le rencontrant au mois d'avril qu'Olia apprit ou l'appellerait la Patrie.

Ils etaient dans une chambre d'hotel ou souvent se deroulaient leurs rencontres. Vitali Ivanovitch souriait d'un air mysterieux et se frottait les mains, comme un homme qui a prepare une bonne surprise. Ils parlerent de leurs affaires courantes, de cet etranger dont s'occupait actuellement Olia. Puis Vitali Ivanovitch, comme s'il se souvenait brusquement de quelque chose, s'exclama:

– Ecoute, Olia! Ton Institut, ca va etre fini. Et apres, ce sont les nominations. Vous avez deja eu les nominations prealables?… Eh bien, dans quel secteur t'a-t-on affectee?… Ah oui, evidemment! la traduction technique dans une usine, au service des brevets, ce n'est pas ce qu'il y a de plus drole. Qu'est-ce que tu comptes faire?… Mais non, ecoute. Il ne faut pas etre si pessimiste. Tu auras toujours le temps de t'en terrer dans cette poussiere. J'en ai discute avec mes superieurs. On apprecie bien tes services. C'est pour cela qu'on a decide de te recommander – pas de facon officielle, tu comprends – comme interprete au Centre du commerce international… Doucement, ne t'emballe pas. Tu remercieras plus tard. Je pense que ce n'est pas la peine de t'expliquer que le Centre, ce sont des centaines et des milliers d'etrangers. Aussi notre travail specifique, le renseignement et le contre-espionnage, comme on dit dans les romans policiers, passe avant tout…

Olia sortit avec un leger vertige. Elle marchait dans les rues grises d'avril ou flottaient deja les drapeaux rouges des fetes de mai. Sur la facade d'un grand magasin, les ouvriers installaient un enorme calicot aux portraits de Marx, Engels et Lenine. La toile rouge etait encore mal tendue et le vent d'avril la gonflait en petites ondulations. Les prophetes du marxisme tantot scrutaient par-dessus les toits moscovites l'avenir radieux, tantot jetaient des clins d'?il ambigus aux passants.

Olia traversa dans un etourdissement joyeux tout Kalininski. Et meme ses hideux gratte-ciel en beton lui semblaient maintenant gracieux. Elle descendit vers la Moskova et monta sur le pont. Tout, dans cette partie de Moscou, a des proportions gigantesques et inhumaines. A l'horizon on! voit se profiler la pyramide de deux cents metres du M.G.U. [17]. De l'autre cote du fleuve, dans le meme elan du gothique stalinien, s'elance dans le ciel le batiment de l'hotel «Ukraina». Derriere elle scintille le livre ouvert du gratte-ciel du COMECON [18]. Sur l'autre rive, face a l'«Ukraina», se dresse un ensemble gris-vert de blocs aux fenetres orange. C'est la justement que se situe le Centre du commerce international.

Sur le pont soufflait un vent fort et souple. Il semblait a Olia que ses cheveux courts flottaient comme une longue traine soyeuse. Elle ne s'etait jamais sentie aussi jeune et aussi libre. De nouveau, comme autrefois, elle pensa avec un sourire d'admiration: le K.G.B. peut tout!

Pendant les deux annees qui suivirent les Jeux olympiques, Olia apprit ce que signifiait la «specificite» dont avait parle Vitali Ivanovitch. Elle savait maintenant ce qui l'interessait, lui et ses collegues. Et elle savait comment le soutirer habilement a un etranger. Comme lui paraissait a present ridicule cette astuce de Jean-Claude qui avait eu un brusque besoin de traduction! Maintenant, assez souvent elle s'en servait elle-meme pour lier connaissance avec les etrangers «interessants». Mais elle avait quantite d'autres ruses. Les noms de ses connaissances etrangeres defilaient – cela durait une semaine, un mois, un an. Un certain Richard, un Alain… John, Jonathan, Steeven… Oui, il y avait meme deux Jonathan, l'un anglais, l'autre americain. Dans sa memoire se bousculaient leurs voix en un ch?ur confus. Emergeaient des bribes de leurs confidences. L'un d'eux portait le titre d'«Honorable» et en etait tres fier. Un autre etait passionne d'alpinisme et faisait de l'escalade en Nouvelle- Zelande. Un autre encore affirmait qu'en URSS on tombe partout sur les gens du K.G.B. Tout cela, et beaucoup d'autres choses, etait passe dans les rapports qu'Olia avec application transmettait a Vitali Ivanovitch. Et parfois des details dont personne n'avait besoin refaisaient surface, alors meme que sa memoire confondait deja ceux a qui ils appartenaient: une epaule pleine de taches de rousseur, le reflet d'un visage qui ressemblait a un masque pale dans la lourde obscurite de la chambre…

Parfois, en se reveillant au petit matin, a l'heure favorite des suicidaires, elle percevait presque physiquement le vide sonore qui entrait dans ses yeux. Elle se relevait sur un coude et avec un etonnement craintif elle contemplait une tete, une oreille un peu decollee, un bouche entrouverte d'ou s'echappait un petit sifflement tranquille. Puis son regard glissait vers le tas de vetements froisses sur la chaise, rencontrait l'?il langoureux d'un

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