television les innombrables episodes d'un film d'aventures.

Olia y venait quelquefois quand Svetka n'etait pas la, tantot pour emprunter le fer a repasser, tantot pour laisser sur le lit une lettre portant le grossier cachet d'un village au nord d'Arkhangelsk.

Dans ces moments-la, la chambre de Svetka lui apparaissait sous un jour tout a fait different, inhabituel. Elle enveloppait du regard l'etroite table de travail, le gueridon ou s'empilaient de vieilles revues occidentales, les arabesques d'un epais tapis. Et elle ne reconnaissait plus tout cela.

On voyait une demi-matriochka [22] ecaillee herissee de crayons, une soucoupe en verre scintillant de bracelets et de boucles d'oreilles et, ouvert sur une pile de journaux, un petit livre de papier gris: Cigales d'automne.

Olia se pencha. En marge, un leger coup d'ongle marquait un tercet:

La vie est un champ ou, le soir, Dans les epis, pres du sentier, Veille un tigre toujours aux aguets.

Olia regardait tout ce qui l'entourait avec une curiosite inquiete. On aurait dit que les objets se plaisaient a l'endroit ou ils avaient ete poses. Parmi ces choses, Olia pressentait l'espoir d'un apaisement, la possibilite d'une reconciliation avec tout ce qu'elle vivait chaque jour. Etonnee, elle faisait comme une etrange excursion dans ce futur qu'elle anticipait et elle ne savait pas s'il etait encourageant ou desesperant.

Il lui arrivait d'aller prendre derriere la coiffeuse le lourd hula-hoop et elle essayait, pour s'amuser, de le faire tourner en imitant les dehanchements de Svetka. Elle se rappelait la plaisanterie de son amie:

– Te souviens-tu qui a trouve cette perle? Breton? Aragon? «Je vis passer une guepe a la taille de femme!»

– Oui, et surtout avec des hanches comme une trayeuse d'Arkhangelsk, la taquina Olia.

– Ris toujours! Avec l'age tu comprendras que les vrais hommes apprecient toujours la poetique des contrastes!

Et Svetka faisait tournoyer son engin a une! telle vitesse qu'il sifflait avec la fureur menacante d'un insecte agressif…

Sur la coiffeuse de Svetka, parmi les flacons et les pots de cosmetique, se trouvait une feuille couverte de chiffres. Chaque semaine elle prenait ses mesures. Parfois Olia ajoutait aux chiffres quelques zeros fantastiques ou transformait les centimetres en centimetres cubes. Elles en riaient beaucoup toutes les deux.

Dans le desordre de tous les objets accumules sur la table de Svetka se dressaient deux photos dans des cadres identiques. Sur la premiere on voyait un elegant officier bronze, un sourcil legerement releve. Au bas de la photo se detachait en lettres blanches: «A ma chere Svetka, Volodia. Tachkent 1983». Sur l'autre, un homme et une femme, pas encore vieux, gauchement serres epaule contre epaule, regardaient droit devant eux, sans sourire. Leurs visages de paysans etaient si simples et si ouverts – et presque demodes dans cette simplicite – qu'Olia se sentait toujours genee par leur regard silencieux…

«C'est curieux, pensait-elle. Et si tous les clients etrangers de Svetka voyaient un jour ce hula-hoop, cette photo, ce 'Tachkent 1983'? Et cela aussi: '… veille un tigre toujours aux aguets…'?»

Pourtant, de temps a autre, le regime de Svetka se trouvait suspendu. Bruyamment, apportant avec eux une odeur de neige, les invites commencaient a affluer, la table se couvrait de victuailles et de vin. Il y avait la la viande rose clair des Beriozka, le caviar et le filet d'esturgeon fume apportes du buffet prive de quelque ministere. Svetka se jetait sur les gateaux, s'offrait un morceau de tarte aux ornements baroques, et avec une cranerie desesperee s'ecriait: «Bah! On ne vit qu'une fois!»

Les invites rassembles autour de ces victuailles etaient des collegues du Centre, des gens du commerce et des hommes du K.G.B. qui tenaient l'alcool. Le lendemain de tels festins, elles se levaient tard. Elles allaient a la cuisine, preparaient un the tres fort et le buvaient longuement. Parfois, sans pouvoir se maitriser, Svetka ouvrait le refrigerateur et en sortait du vin: «Qu'ils aillent au diable, tous ces representants a la manque! Ce n'est pas une vie, ca! On ne peut meme pas boire pour chasser sa gueule de bois…» Et sous ce pretexte, on sortait le reste du gateau, un bout de la tarte pittoresque aux decorations retombees…

Durant ces dimanches vides, Ninka la Hongroise, une prostituee du Centre, venait souvent chez elles. On l'appelait ainsi parce que son pere avait ete membre hongrois du Komintern et qu'on le pretendait proche de Bela Kun. Il avait fait de la prison sous Staline, et, libere, il avait eu le temps, un an avant sa mort, de se marier et d'avoir un enfant, cette Ninka.

Elle leur rapportait toutes les rumeurs de son milieu: le gardien devenait vraiment un salaud! Pour laisser entrer au Centre maintenant, il prenait quinze roubles au lieu de dix! Lioudka, la Caravelle, avait reussi a se faire epouser par son Espagnol… On allait peut-etre fermer les. Beriozka…

Ces jours d'hiver s'ecoulaient lentement. Derriere les vitres, une neige rare et somnolente tombait dans l'air terne. Sous la fenetre, on entendait les gens de l'immeuble battre les tapis. Des gamins criaient sur le toboggan glace.

Parfois, par plaisanterie, Ninka et Svetka commencaient a se disputer:

– Chez vous, on se la coule douce, disait la Hongroise. Vous etes assises au chaud, le salaire tombe regulierement. On vous apporte le client sur un plateau d'argent: «Voila, Madame, veuillez l'accueillir et vous en occuper.» Tandis que nous on se gele comme la derniere des putains de gare. Les flics nous soutirent leurs trois roubles. Les chiennes de copines nous vendent pour qu'il n'y ait pas de concurrence…

– Oh la la! On la connait, ta chanson… la pauvre orpheline de Kazan…, l'interrompait Svetka. Tu ne voudrais pas aussi du lait comme prime de risque? Vous, vous etes des millionnaires. Tu parles de salaire… ca paie a peine le papier de toilette! Et vous, vous avez un tarif a cent dollars les dix minutes. C'est toi-meme qui l'as dit, tu sais, celle-la – comment s'appellet-elle deja? – celle qui a une grosse poitrine, elle dort sur un matelas bourre de billets de cent roubles…

– Un matelas? s'etonnait Olia.

– Oui, reprenait Ninka. Elle avait peur de deposer son argent a la Caisse d'epargne. C'est que theoriquement elle travaillait comme femme de menage au jardin d'enfants; et l'argent, elle en avait peut-etre un demi-million… Et ou le cacher? Alors elle a commence a fourrer les billets dans le matelas. Son reve a elle, c'etait de travailler jusqu'a trente ans comme un cheval, puis de se trouver un type, se faire une famille et vivre peinarde. Mais c'est justement son type qui lui a joue un tour de cochon. Elle avait un certain Vladik, a cote de ses etrangers; un Russe bien a elle, pour les sentiments… Une nuit, il n'arrete pas de gigoter, quelque chose le gene, lui rentre dans les cotes, crisse sous lui… Et le matin, il a une illumination! Il attend que Sognka – Sophie, nous l'appelions – s'en aille et il ouvre la couture. Et la, bon Dieu! sous une couche de mousse, des billets de cent roubles et des devises serres a ne pas pouvoir les compter! Mais il etait fute, ce cochon. Pas question de tout prendre. Les amis de Sognka auraient remue ciel et terre pour le retrouver. Il a commence a tirer petit a petit. Et c'est comme ca qu'il vivait. Elle apportait, il emportait…

– Ah! Tous les hommes sont des vampires! soupira Svetka.

– Et finalement, ca s'est termine comment? s'interessa Olia.

– Mais comme ca devait finir! Avec son argent a elle, il a deniche une fille, il l'a emmenee en Crimee en avion, pour le week-end. Il se faisait passer pour un diplomate. Et pourquoi pas, puisqu'il sortait une liasse de ces dollars matelasses… Comment ne pas y croire? Quand Sognka l'a decouvert, elle a d'abord voulu l'etrangler, la nuit, sur ce sacre matelas. Et puis elle s'est attendrie et elle a tout pardonne!

La grise journee d'hiver s'enfoncait doucement dans un soir silencieux et paisible. Et elles etaient toujours dans la cuisine a bavarder. Dehors il commencait a geler et l'on percevait les voix plus fines et plus sonores.

Ninka la Hongroise racontait ses voyages d'ete a Sotchi, ses disputes avec les filles du coin et comment, un jour, des Finlandais completement ivres l'avaient jetee, toute nue, dans le couloir.

– Et leurs bonnes femmes, remarquez, elles ont pris gout a venir chez nous. Elles viennent en touristes a Leningrad pour le week-end, et puis au lieu de visiter le croiseur Aurore, elles ramassent les clients a la pelle.

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